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CHAPITRE VI. Comment on devient sorcier

  • TORRINI ME RACONTE SON HISTOIRE
  • PERFIDIE DU CHEVALIER PINETTI.
  • UN ESCAMOTEUR PAR VENGEANCE.
    COURSE AU SUCCÈS ENTRE DEUX MAGICIENS.
  • MORT DE PINETTI.
  • SÉANCE DEVANT LE PAPE PIE VII.
  • LE CHRONOMÈTRE DU CARDINAL ***.
  • DOUZE CENTS FRANCS SACRIFIÉS POUR L’EXÉCUTION D’UN TOUR.
    ANTONIO ET ANTONIA.
  • LA PLUS AMÈRE DES MYSTIFICATIONS.
  • CONSTANTINOPLE

Mon nom est Edmond de Grizy, et celui de Torrini appartient à Antonio, mon beau-frère. Ce
brave garçon, que vous avez pris à tort pour mon domestique, a bien voulu me suivre dans ma
mauvaise fortune, afin de m’aider dans mes séances. Vous avez pu remarquer, du reste, aux égards
que je lui témoigne, que, tout en lui laissant des travaux qui conviennent mieux à son âge qu’au mien,
je le regarde comme mon égal, et que je le considère, j’aurais dit autrefois comme mon meilleur ami,
je dis à présent comme l’un de mes deux meilleurs amis.
Mon père, le comte de Grisy, habitait dans le Languedoc une propriété, reste d’une fortune jadis
considérable, mais que les circonstances avaient de beaucoup diminuée.
Dévoué au roi Louis XVI, et l’un de ses plus fidèles serviteurs, il courut au jour du danger faire
un rempart de son corps à son souverain, et il fut tué lors de la prise des Tuileries, dans la journée du
10 août.
J’étais alors moi-même à Paris, et profitant du désordre qui régnait dans la capitale, je pus
franchir les barrières et gagner notre petit domaine de famille. Là, je déterrai à la hâte une somme de
cent louis que mon père réservait pour les cas imprévus; je joignis à cet argent quelques bijoux qui
me venaient de ma mère, et, muni de ces faibles ressources, je me rendis à Florence.
Les valeurs que j’avais sauvées se montaient à cinq mille francs; cette somme était insuffisante
pour me faire vivre de mes rentes; je dus chercher dans mon travail de quoi subvenir à mon existence.
Mon parti fut bientôt pris; mettant à profit l’excellente instruction que j’avais reçue, je me livrai avec
ardeur à l’étude de la médecine. Quatre ans après j’obtenais le diplôme de docteur. J’avais alors
vingt-sept ans.
Je m’étais fixé à Florence, où j’espérais me créer une clientèle. Malheureusement pour moi, dans
cette ville au climat si doux, au soleil si bienfaisant, le nombre des médecins dépassait celui des
malades, et ma nouvelle profession, à cela près du profit, était une véritable sinécure.
Je vous ai raconté déjà, à propos du malheureux Zilberman, comment je partis brusquement de la
capitale de la Toscane pour aller me fixer à Naples.
Plus heureux qu’à Florence, j’eus la chance, en y arrivant, de traiter avec succès un malade qui
avait résisté à la science des meilleurs médecins de l’Italie.
Mon client était un jeune homme d’une très haute famille. Sa guérison me fit le plus grand
honneur, et me plaça immédiatement parmi les médecins renommés de Naples.
Ce succès, la vogue qu’il me valut, m’ouvrirent bientôt les portes de tous les salons, et la
noblesse de mon nom, rehaussée par les manières d’un gentilhomme élevé à la cour de Louis XVI, me
rendit l’homme indispensable des soirées et des fêtes.
De quelle douce et belle existence n’eussé-je pas continué de jouir, si le sort, jaloux de mon
bonheur, ne fût venu briser cet heureux avenir en me lançant dans les vives et brûlantes émotions de
la vie artistique!
On était aux premiers jours du carnaval de 1766. Un homme remplissait l’Italie de son nom et de
son immense popularité; il n’était bruit partout que des prodiges opérés par le chevalier Pinetti.
Ce célèbre escamoteur vint à Naples, et la ville entière courut à ses intéressantes représentations.
Je me passionnai moi-même pour ce genre de spectacle; j’y passais toutes mes soirées, cherchant
à deviner chacun des tours exécutés par le chevalier, et pour mon malheur, je finis par avoir la clef
d’un grand nombre d’entre eux.

pinetti-amusemens-physiques
Je ne m’en tins pas là: je voulus aussi les exécuter devant quelques amis; le succès stimula mon amour-propre et me donna l’ambition d’augmenter mon répertoire. J’arrivai à posséder la séance complète de Pinetti.
Le chevalier fut pour ainsi dire éclipsé. On ne parlait plus dans la ville que de mon habileté et de mon adresse; c’était à qui solliciterait la faveur d’obtenir de moi une représentation. Mais je ne répondais pas à toutes les demandes, car par un raffinement de coquetterie j’étais avare de mon talent, espérant ainsi en relever le prix.
Mes spectateurs privilégiés s’en montraient d’autant plus remplis d’enthousiasme, et chacun prétendait que j’égalais Pinetti, si je ne le surpassais même.
Le public est si heureux, mon cher enfant, fit Torrini d’un ton de mélancolique regret, lorsqu’il peut opposer à l’artiste en renom quelque talent naissant! Il semble que ce souverain dispensateur de la vogue et de la renommée se fasse un malin plaisir de rappeler à l’homme qu’il encense que toute réputation est fragile, et que l’idole d’aujourd’hui peut être brisée demain.
La fatuité m’empêchait d’y songer; je croyais à la sincérité des éloges que l’on me prodiguait, et moi, l’homme sérieux, le docteur en renom, j’étais fier de ces futiles succès.
Pinetti, loin de se montrer jaloux de mes triomphes, témoigna le désir de me connaître, et il vint lui-même me trouver.
Il pouvait avoir alors quarante-six ans, mais les apprêts d’une toilette recherchée le faisaient
paraître beaucoup plus jeune. Sans avoir les traits fins et réguliers, il possédait une certaine
distinction dans la physionomie; ses manières étaient excellentes. Cependant, par un travers d’esprit
qu’on ne saurait expliquer, il avait le mauvais goût de porter au théâtre un brillant costume de
général, sur lequel s’étalaient de nombreuses décorations.
Cette bizarrerie, qui rappelait trop le charlatan, aurait dû peut-être m’éclairer sur la valeur
morale de l’homme; mais ma passion pour l’escamotage me rendit aveugle; nous nous abordâmes
comme de vieux amis, et notre intimité fut en quelque sorte instantanée.
Pinetti se montra charmant, causa avec moi de ses secrets, sans y mettre la moindre réticence, et
m’offrit même de me conduire au théâtre, pour me montrer les dispositions scéniques de sa séance.
J’acceptai avec le plus grand empressement, et nous montâmes dans son riche équipage.
Dès ce moment, le chevalier affecta avec moi la plus grande familiarité. De la part d’un autre,
cela m’eût blessé, ou tout au moins eût excité ma défiance, et je me serais tenu sur la réserve. J’en
fus, au contraire, enchanté, car Pinetti avait, par son luxe effréné, conquis une telle considération,
qu’un grand nombre de jeunes gens des plus nobles de la ville s’honoraient de son amitié. Pouvais-je
me montrer plus fier que ces messieurs?
En peu de jours, nous étions devenus deux amis inséparables. Nous ne nous quittions que pour le
temps de nos représentations respectives.
Un soir, après l’une de ces séances intimes, dans laquelle j’avais été couvert
d’applaudissements, la tête encore échauffée de ce triomphe, j’allai, comme d’habitude, souper chez
Pinetti. Par extraordinaire, je le trouvai seul.
En me voyant entrer, le chevalier accourut au devant de moi, m’embrassa avec effusion et
demanda des nouvelles de ma soirée. Je ne lui cachai pas mon succès.
—Oh! mon ami, me dit-il, cela ne me surprend pas, car vous êtes incomparable; certes, ce ne
sera point vous faire un compliment exagéré, si je dis que vous pouvez défier les plus habiles et les
plus illustres… Et pendant tout le souper, quelques efforts que je fisse, il ne voulut parler que de moi,
de mon adresse, de mes succès.
J’avais beau me défendre de ses éloges, le chevalier semblait y mettre tant de sincérité, que je
finis par me rendre.
Ma défaite eut même tant de charmes pour moi, que je finis par m’accorder quelques
compliments. Comment croire que tous ces éloges n’étaient qu’une comédie pour amener une
mystification?
Quand Pinetti me vit arrivé à ce point, et que le champagne eut fini de me tourner la tête:
—Savez-vous, cher comte, me dit l’escamoteur, que vous pourriez faire demain aux habitants de
Naples une surprise qui vaudrait son pesant d’or pour les pauvres de la ville?
—Laquelle? dis-je.
—Ce serait, mon cher ami, de jouer à ma place dans une représentation que je dois donner au
bénéfice des indigents. Nous mettrions votre nom sur l’affiche au lieu du mien, et l’on ne verrait dans
cette substitution qu’une bonne et loyale entente entre deux artistes. Une séance de moins pour moi
n’ôterait rien à ma réputation, tandis qu’elle vous couvrirait de gloire; j’aurais alors la double
satisfaction d’avoir contribué à secourir bien des infortunes et à mettre en relief le talent de mon
meilleur ami.
Cette proposition m’effraya tellement que je me levai de table, comme si j’eusse craint d’en
entendre davantage, mais Pinetti avait une éloquence si persuasive, il semblait se promettre tant de
plaisir de mon futur triomphe, qu’insensiblement je me laissai aller à promettre tout ce qu’il voulut.
—A la bonne heure, me dit Pinetti, quittez donc enfin cette défiance de vous-même qu’on
pardonnerait à peine à un écolier. Voyons, ajouta-t-il, puisqu’il en est ainsi, nous n’avons pas de
temps à perdre. Rédigeons notre programme; choisissez dans mes expériences celles qui vous
conviendront le mieux, et quant aux apprêts de la séance, reposez-vous-en sur moi, je serai là pour
que tout marche selon vos désirs.
Le plus grand nombre des tours de Pinetti s’exécutaient avec le concours de compères, qui
apportaient au théâtre différents objets dont l’escamoteur avait les doubles. Cela facilitait
singulièrement ses prétendus prodiges. Je ne devais donc pas craindre d’échouer.
Nous eûmes bientôt arrêté le programme, puis nous passâmes à la rédaction de l’affiche, en tête
de laquelle j’écrivis avec une profonde émotion:

AUJOURD’HUI 20 AOUT 1796
REPRÉSENTATION EXTRAORDINAIRE
AU BÉNÉFICE DES PAUVRES DE LA VILLE DE NAPLES.
SÉANCE DE MAGIE
PAR M. LE COMTE DE GRISY

 

Suivait l’énumération des expériences que je devais présenter.
Comme nous terminions, les habitués de la maison de Pinetti entrèrent en alléguant quelques
excuses, plus ou moins spécieuses, pour justifier leur retard.
Leur tardive arrivée ne m’inspira aucun soupçon, car on entrait chez Pinetti à toute heure de la
nuit, sa porte n’étant fermée que depuis la pointe du jour jusqu’à deux heures de l’après-midi, temps
qu’il consacrait au sommeil et à sa toilette.
Dès que les nouveaux venus eurent connaissance de ma résolution, il m’en félicitèrent
bruyamment et me promirent de m’appuyer de leurs chauds applaudissements. Mais ce concours sera
superflu, ajoutèrent-ils, en raison de l’enthousiasme que doit indubitablement exciter votre
représentation.
Pinetti remit à l’un de ses domestiques l’affiche, en lui donnant l’ordre de recommander à
l’imprimeur de la faire placarder par toute la ville avant le jour.
Un pressentiment me fit faire un geste pour reprendre le papier, mais Pinetti m’arrêta en riant:
—Allons, cher ami, me dit-il, ne cherchez pas à fuir un bonheur assuré, et demain à pareille
heure nous célébrerons tous ici votre triomphe.
La galerie fit chorus et, par anticipation, on but, en l’honneur de mes prochains succès, quelques
verres de champagne qui achevèrent de dissiper mes hésitations et mes scrupules.
Je rentrai chez moi fort avant dans la nuit, et je me couchai sans trop me rendre compte de ce qui
s’était passé.
A deux heures de l’après-midi, je dormais encore, lorsque je fus réveillé par la voix de Pinetti:
—Alerte! Edmond, me criait-il à travers la porte, Alerte! nous n’avons pas de temps à perdre;
c’est aujourd’hui le grand jour, j’ai mille choses à vous dire.
Je me hâtai de lui ouvrir.
—Ah! cher comte, me dit-il, laissez-moi vous féliciter sur votre bonheur. On ne parle que de
vous dans la ville. La salle est entièrement louée; on s’arrache les derniers billets; le roi lui-même,
accompagné de sa famille, vous fait l’honneur d’assister à votre représentation; nous venons d’en
recevoir l’avis.
A ces mots, des souvenirs précis me reviennent; une sueur froide couvre mon front; la terreur qui
saisit tout débutant me donne le vertige. Epouvanté, je m’asseois sur le pied de mon lit.—N’y
comptez pas, chevalier, m’écriai-je avec fermeté, n’y comptez pas, et, quelque chose qui puisse en
arriver, je ne veux pas jouer.
—Comment, vous ne voulez pas jouer? me dit mon perfide ami, en affectant la tranquillité la plus
parfaite; mais mon cher, vous ne songez pas à ce que vous dites; il n’y a plus maintenant possibilité
de reculer; les affiches sont posées, et c’est un devoir pour vous de tenir les engagements que vous
avez pris. Du reste, pensez-y bien, cette représentation est pour les pauvres, qui vous bénissent déjà
et que vous ne pouvez abandonner; un refus serait pour le roi une insulte.
Allons! allons! ajouta-t-il, du courage, mon ami; à quatre heures venez me trouver au théâtre;
nous ferons ensemble une répétition que je crois du reste inutile, mais qui vous donnera de la
confiance. Au revoir!
Une fois livré à moi-même, je restai près d’une heure absorbé dans mes réflexions, cherchant en
vain un moyen d’éluder la représentation. A chaque instant une barrière insurmontable se dressait
devant moi: le roi, les pauvres, la ville entière, tout enfin semblait me faire un impérieux devoir de
tenir ma promesse inconsidérée.
Après m’être bien désespéré, j’en vins à réfléchir qu’aucune difficulté sérieuse ne pouvait se
présenter dans cette séance, puisque grand nombre de tours, comme je l’ai dit, étant faits avec l’aide
de compères, la plus grande partie du travail revenait à ces collaborateurs.
Fort de cette idée, je repris courage, et à quatre heures, j’arrivai au théâtre avec une assurance
qui surprit Pinetti lui-même.
La représentation ne devant commencer qu’à huit heures, j’avais tout le temps nécessaire pour
faire mes préparatifs. Je l’employai si bien, que, lorsque vint le moment d’entrer en scène, mes folles
appréhensions s’étaient complètement évanouies, et je me présentai devant le public avec assez
d’aplomb pour un débutant.
La salle était comble. Le roi et sa famille, installés dans une loge d’avant-scène, semblaient
porter sur moi des regards pleins d’une sympathique indulgence. Sa Majesté devait savoir que j’étais
un émigré français.
J’attaquai hardiment mon programme par un tour qui devait vivement frapper l’imagination des
spectateurs.
Il s’agissait d’emprunter une bague, de la mettre dans un pistolet, de faire feu par une fenêtre
donnant sur la scène et de l’envoyer dans la mer qui baignait le pied du théâtre. Ceci terminé,
j’ouvrais une boîte qui avait été préalablement examinée, fermée et cachetée par les spectateurs, et
l’on y trouvait un énorme poisson, qui rapportait la bague dans sa bouche.
Plein de confiance dans la réussite de ce tour, je m’avance vers le parterre en priant qu’on
veuille bien me confier une bague. Sur vingt qui me sont présentées j’accepte celle d’un compère que
Pinetti m’a désigné à l’avance, et je le prie de la mettre lui-même dans le canon du pistolet que je lui
présente.
Pinetti m’avait prévenu que le compère prendrait pour cela une bague en cuivre qui serait
sacrifiée, et qu’on lui en rendrait une en or. Le spectateur fait ce que je lui demande; aussitôt j’ouvre
la fenêtre, et je décharge le pistolet.
Comme un soldat sur le champ de bataille, l’odeur de la poudre m’exalte; je me sens plein
d’entrain et de gaîté, et je me permets quelques heureuses plaisanteries qui sont goûtées du public.
Profitant de ces heureuses dispositions pour donner ce qui, en terme de théâtre, s’appelle le coup
de fouet, je saisis ma baguette magique, et je trace au-dessus de la boîte des cercles plus ou moins
cabalistiques. Enfin je brise les cachets, et triomphant, je sors le poisson que je porte au propriétaire
de la bague, afin qu’il la retire lui-même de la bouche de mon fidèle messager.
Si le compère joue bien son rôle, il doit témoigner la plus grande stupéfaction. En effet, le
monsieur, en recevant sa bague, se met à l’examiner sous toutes les faces, et je vois sur sa
physionomie une surprise extrême. Fier d’une aussi belle réussite, je remonte la scène où je m’incline
pour remercier le public des applaudissements qu’il me prodigue. Hélas! mon cher Robert, ce
triomphe fut de courte durée et devint pour moi le prélude d’une terrible mystification.
J’allais passer à une autre expérience, lorsque je vois mon spectateur s’agiter vivement en
s’adressant à ses voisins, et me regarder comme pour m’adresser la parole. Je crois que pour écarter
tout soupçon mon compère poursuit son rôle; seulement, je trouve qu’il abuse de cet effet. Mais quel
n’est pas mon saisissement, lorsque mon homme se levant:
—Pardon, Monsieur, me dit-il, il me semble que votre tour n’est pas terminé, puisqu’à la place
d’une bague en or ornée de diamants que je vous ai confiée, vous m’en avez rendu une en cuivre
garnie de verroterie?
Une erreur me paraissait impossible, aussi tournant le dos, je commence les préparatifs de
l’expérience qui doit suivre.
—Monsieur, me crie alors mon spectateur récalcitrant, voulez-vous me faire l’honneur de
répondre à ma question? Si la fin de votre tour est une plaisanterie, je l’accepte comme telle, et vous
me rendrez ma bague en sortant. S’il n’en est pas ainsi, je ne puis me contenter de l’horrible bijou
que vous m’avez remis.
Un silence profond régnait dans la salle; on ignorait les causes de cette réclamation, et l’on
pouvait croire que c’était une mystification qui, comme d’ordinaire, finirait à la plus grande gloire de
l’opérateur.
Le réclamant, le public et moi, nous nous trouvions dans le même embarras, dans la même
incertitude; c’était une énigme dont seul je pouvais donner le mot, et ce mot, je l’ignorais.
Voulant cependant sortir de cette position aussi critique que ridicule, je m’approche de mon
impitoyable créancier, je jette un coup d’oeil sur la bague que je lui ai remise, et je demeure attéré en
reconnaissant qu’elle est véritablement en cuivre grossièrement doré.
Le spectateur auquel je me suis adressé n’était donc point un compère? pensai-je avec effroi.
Pinetti aurait-il voulu me trahir? Cette supposition me semble tellement odieuse que je la repousse,
préférant attribuer au hasard cette fatale méprise. Mais que faire? que dire? ma tête était en feu.
En désespoir de cause, j’allais adresser au public quelques excuses sur ce malencontreux
accident, lorsqu’une inspiration vint me tirer provisoirement d’embarras.
—Monsieur, dis-je au plaignant en affectant une grande tranquillité d’esprit, continuez-vous à
croire que votre bague, en passant par mes mains, s’est changée en cuivre?
—Oui, Monsieur, et de plus j’ai l’assurance que celle que vous m’avez remise n’a aucune
ressemblance de forme avec celle que je vous ai confiée.
—Eh bien, Monsieur, repris-je avec aplomb, voilà justement où est le merveilleux du tour: cette
bague va insensiblement reprendre sa première forme entre vos mains, et, demain matin, vous la
trouverez exactement telle qu’elle était lorsque vous me l’avez confiée. C’est ce que nous appelons
en termes cabalistiques le changement imperceptible.
Cette réponse me faisait gagner du temps; je comptais à la fin de la séance voir le réclamant, lui
payer le prix de sa bague, quel qu’il fût, et le prier de me garder le secret.
Assez heureusement sorti de ce mauvais pas, je saisis un jeu de cartes et je continuai ma séance.
Les compères n’avaient rien à faire dans le tour suivant, je n’avais donc rien à craindre cette fois.
Aussi m’approchant de la loge où se trouvait le roi, je le priai de me faire l’honneur de prendre une
carte. Il le fit de très bonne grâce. Mais, nouvelle fatalité! Sa Majesté n’eut pas plutôt regardé la carte
choisie par elle que, fronçant le sourcil, elle la rejeta sur la scène avec les marques du plus profond
mécontentement.
Le coup qui me frappe cette fois est trop direct pour que j’essaie de le parer ou tout au moins de
le dissimuler. Mais je veux connaître la cause d’un aussi humiliant affront. Je ramasse la carte, et
figurez-vous, mon enfant, toute l’étendue de mon désespoir, lorsque j’y vois, tracée en caractères dont
il m’est facile de reconnaître la source, une grossière injure à l’adresse de Sa Majesté.
Je voulus balbutier quelques excuses; de la main, le roi m’imposa dédaigneusement silence.
Oh! alors, je ne puis vous dire ce qui se passa en moi, car le vertige s’empara de mon cerveau, je
crus que j’allais devenir fou.
J’avais enfin acquis la preuve de la perfidie de Pinetti, dont les batteries étaient dressées pour
me couvrir de confusion et de ridicule; j’étais tombé dans l’infâme guet-apens qu’il m’avait si
traîtreusement dressé.
Cette idée me rend une sauvage énergie; je me sens saisi d’un affreux désir de vengeance; je me
précipite vers la coulisse où doit se trouver mon ennemi; je veux le saisir au collet, l’amener sur la
scène comme un malfaiteur, et lui faire demander grâce et pardon.
L’escamoteur n’y était plus! Je cours de tous côtés comme un insensé; mais, à quelque endroit que
je me porte, les cris, les sifflets et les huées me poursuivent et bouleversent mes sens. Enfin,
succombant sous le poids de tant d’émotions, je m’évanouis.
Pendant huit jours, je fus en proie à une fièvre ardente et au délire, criant sans cesse vengeance
contre Pinetti. Et pourtant je ne savais pas tout encore!
J’appris plus tard que cet homme indigne, cet ami déloyal était sorti de sa cachette, après mon
évanouissement; qu’il était entré en scène, à la demande de quelques compères, et qu’il avait continué
la séance, aux grands applaudissements de la salle entière.
Ainsi donc, toute cette amitié, toutes ces protestations de dévouement n’étaient qu’une comédie,
qu’un tour d’escamotage. Pinetti n’avait jamais eu pour moi la moindre affection; ses caresses
n’avaient eu d’autre but que de me faire tomber dans le piége qu’il tendait à mon amour-propre; il
voulait détruire par une humiliation publique une concurrence qui le gênait.
Il eut de ce côté un succès complet, car depuis ce jour, mes amis, mêmes les plus intimes,
craignant sans doute que le ridicule dont j’étais couvert ne rejaillît sur eux, me tournèrent subitement
le dos.
Cet abandon m’affecta vivement, mais j’avais trop de fierté pour mendier le retour d’affections
aussi frivoles, et, loin de chercher un rapprochement, je résolus de quitter immédiatement la ville.
D’ailleurs, je méditais un projet de vengeance pour l’exécution duquel la solitude m’était nécessaire.
Pinetti avait fui lâchement après le sanglant affront qu’il m’avait infligé. Le provoquer en duel,
c’eût été lui faire trop d’honneur. Je jurai de le battre avec ses propres armes et d’humilier à mon
tour mon vil mystificateur.
Voici le plan que je me traçai:
Je devais me livrer avec ardeur à tous les exercices de la prestidigitation et approfondir cet art
dont je n’avais fait qu’effleurer les principes. Puis, lorsque je serais bien sûr de moi-même, que
j’aurais ajouté au répertoire de Pinetti des tours nouveaux, je poursuivrais mon ennemi dans ses
voyages, je le devancerais dans chaque ville ou j’y jouerais concurremment avec lui et je l’écraserais
partout de ma supériorité.
Plein de cette idée, je convertis en numéraire tout ce que je possédais, et je me réfugiai à la
campagne. Là, complétement retiré du monde, je me livrai à l’exécution de mes projets de vengeance.
Je ne puis vous dire, mon ami, tout ce que je déployai de patience et combien je travaillai
pendant les six mois que dura ma séquestration volontaire. J’en fus heureusement récompensé, car ma
réussite fut complète.
J’acquis une adresse à laquelle je n’eusse jamais osé prétendre. Pinetti n’était plus un maître
pour moi, et je devenais son rival.
Non content de ces résultats, je voulus l’éclipser encore par la richesse de ma scène. Je fis donc
exécuter des appareils avec un luxe inouï jusqu’alors, sacrifiant à l’organisation de mon cabinet tout
ce que je possédais.
Avec quel bonheur je contemplai ces brillants instruments, dont chacun me présentait une arme
capable de faire de mortelles blessures à la vanité de mon adversaire! De quelle joie profonde mon
coeur battit à la pensée de la lutte que j’allais engager avec lui!
C’était maintenant entre Pinetti et moi un duel d’amour-propre, mais un duel à mort; l’un de nous
deux devait rester sur le terrain, et j’avais le droit d’espérer que je sortirais vainqueur de cette lutte.
Avant de commencer mes voyages, je pris des renseignements sur mon rival, et j’appris qu’après
avoir parcouru l’Italie méridionale, en s’arrêtant dans les villes les plus importantes, il venait de
quitter Lucques pour se rendre à Bologne. Je sus en outre qu’au sortir de cette ville, il devait gagner
successivement Modène, Parme, Plaisance, etc.
Sans perdre de temps, je partis pour Modène, afin de le précéder dans cette ville et de lui
enlever ainsi la possibilité d’y donner des représentations. D’énormes affiches annoncèrent les
représentations.

Mon programme devait présenter un grand attrait, car il comprenait tous les tours de Pinetti. Or,
les journaux les avaient tellement prônés depuis quelque temps, que j’avais lieu de croire qu’ils
seraient parfaitement accueillis.
En effet, la salle fut envahie avec autant d’empressement que lors de ma désastreuse
représentation de Naples; mais cette fois le résultat ne me laissa rien à désirer. Les perfectionnements
que j’avais apportés aux expériences de mon rival, et surtout l’adresse que je déployai dans leur
exécution, me concilièrent tous les suffrages.
Dès lors mon succès fut assuré, et les représentations suivantes achevèrent de placer mon nom au
dessus de ceux des prestidigitateurs les plus en vogue de l’époque.
Suivant le plan que je m’étais tracé, je quittai Modène aussitôt que j’appris que Pinetti devait y
arriver, et je me rendis à Parme.
Mon rival, plein de foi dans son mérite et ne pouvant croire à mes succès, s’installa dans le
théâtre même que je venais de quitter.
Mais alors commencèrent pour lui d’amères déceptions. La ville entière était saturée du genre de
plaisir qu’il annonçait. Personne ne répondit à son appel, et, pour la première fois, il vit glisser entre
ses mains le succès auquel il s’était si facilement habitué.
Le chevalier Pinetti, accoutumé à trôner sans partage, n’était pas homme à céder la place à celui
qu’il appelait un débutant. Il avait deviné mes projets. Loin d’attendre l’attaque, il se présenta de
front pour le combat, et vint s’établir à Parme, presqu’en face du théâtre où je donnais mes
représentations.
Mais cette ville lui fut aussi funeste que la précédente: il eut la douleur de voir ma salle
constamment remplie, tandis que son spectacle était entièrement délaissé.
Il faut vous dire aussi, mon ami, que tous les bénéfices que je réalisais ne servaient qu’à défrayer
un luxe qui faisait ma force. Que m’importaient l’or et l’argent? Je ne rêvais que la vengeance, et
pour la satisfaire je délaissais la richesse. Je voulais briller avant tout et faire pâlir à mon tour l’astre
qui m’avait autrefois éclipsé.
Je déployais pour mes représentations un faste de souverain. Ce n’était partout que fleurs et tapis;
le péristyle et les couloirs du théâtre en étaient littéralement couverts. La salle et la scène,
étincelantes de lumières, présentaient aux regards éblouis de nombreux écussons portant à l’adresse
des dames des compliments dont la tournure délicate prévenait en faveur du galant comte de Grizy, et
lui gagnaient d’avance toutes les sympathies.
C’est ainsi que j’écrasai Pinetti, qui de son côté mit tout en oeuvre pour m’opposer une
vigoureuse résistance.
Mais que pouvaient ses oripeaux et ses ornements surannés contre, je puis le dire, mon élégance
et ma bonne tenue?
Plaisance, Crémone, Mantoue, Vicence, Padoue, Venise virent notre lutte acharnée, et, malgré sa
rage et son désespoir, l’orgueilleux Pinetti dut, sinon reconnaître, du moins subir ma supériorité.
Abandonné même de ses admirateurs les plus zélés, il se résigna à plier bagage, et se dirigea vers la
Russie. Quelques succès vinrent, un instant, le consoler de ses défaites. Mais, comme si la fortune eût
entrepris de compenser par des rigueurs extrêmes les faveurs dont elle l’avait si longtemps comblé,
une longue et cruelle maladie épuisa sa santé ainsi que les faibles ressources qu’il s’était ménagées.
Réduit à la plus affreuse misère, il mourut dans le village de Bartitchoff, en Volhinie, chez un seigneur
qui l’avait recueilli par compassion.
Pinetti une fois parti, ma vengeance était satisfaite, et, maître du champ de bataille, j’aurais pu
abandonner une carrière que ma naissance semblait m’interdire. Mais ma position de médecin était
brisée, et d’un autre côté, j’étais retenu par un motif que vous apprécierez plus tard, c’est que,
lorsqu’on a une fois goûté de cet enivrement que donnent les applaudissements du public, il est bien
difficile d’y renoncer. Bon gré mal gré, je dus poursuivre la carrière de l’escamotage.
Je songeai alors à utiliser la vogue que j’avais acquise, et je me dirigeai vers Rome, pour y
terminer brillamment la série de mes représentations en Italie.
Pinetti n’avait jamais osé aborder cette ville, moins pourtant par défiance de lui-même que par
crainte du Saint-Office, dont il ne parlait qu’en tremblant. Le chevalier était excessivement prudent
quand il s’agissait de la conservation de sa personne; il craignait d’être pris pour sorcier et de finir
sa vie dans un auto-da-fé. Plus d’une fois il m’avait cité l’exemple du malheureux Cagliostro qui,
condamné à mort, n’avait dû qu’à la clémence du pape la grâce de voir commuer sa peine en une
prison perpétuelle.
Confiant dans les lumières de Pie VII et, du reste, n’ayant ni les prétentions au sortilége
qu’affectait Pinetti, ni le charlatanisme de Cagliostro, j’allai dans la capitale du monde chrétien
donner des représentations qui furent très suivies.
Sa Sainteté elle-même, en ayant entendu parler, me fit l’insigne honneur de me demander une
séance, en me prévenant que j’aurais pour spectateurs les hauts dignitaires de l’Eglise.
Vous devez penser, mon enfant, avec quel empressement je me rendis à ses désirs et avec quels
soins je fis les préparatifs de cette solennité.
Après avoir choisi dans mon répertoire les meilleurs de mes tours, je me mis encore l’esprit à la
torture pour en imaginer un qui, tout de circonstance, présentât un intérêt digne de mon illustre public.
Mais je n’eus pas besoin de chercher bien longtemps; le plus ingénieux des inventeurs, le hasard, vint
à mon secours.
La veille même du jour où la représentation devait avoir lieu, je me trouvais chez un des
premiers horlogers de la ville, lorsqu’un domestique vint s’informer si la montre de Son Eminence le
cardinal de *** était réparée.
—Elle ne le sera que ce soir, répondit l’horloger, et j’aurai l’honneur d’aller moi-même la porter
à votre maître.
Quand le serviteur se fut éloigné:
—Voici une belle et excellente montre, me dit le marchand; le cardinal auquel elle appartient lui
attribue une valeur de plus de dix mille francs, parce que, pense-t-il, commandée par lui au célèbre
Bréguet, cette pièce est unique dans son genre. Pourtant, chose bizarre! il y a deux jours, un jeune fou
de notre ville est venu me proposer pour mille francs une montre du même artiste, exactement
semblable à celle-ci.
Pendant que l’horloger me parlait, j’avais déjà conçu un projet pour ma séance.
—Pensez-vous, lui dis-je, que, cette personne soit toujours dans l’intention de se défaire de sa
montre?
—Certainement, répondit l’artiste. Ce jeune prodigue, qui a déjà dissipé son patrimoine, en est
réduit maintenant à se défaire de ses bijoux de famille; les mille francs seront donc fort bien venus.
—Mais où trouver ce jeune homme?
—Rien de plus facile; dans une maison de jeu qu’il ne quitte plus.
—Hé bien! monsieur, je désire posséder cette montre, mais il me la faut aujourd’hui même.
Veuillez donc l’acheter pour mon compte; après quoi, vous y ferez graver les armes de Son Eminence,
de manière que les deux bijoux soient parfaitement identiques, et je m’en rapporte à votre loyauté
pour le bénéfice que vous voudrez tirer de cette négociation.
L’horloger me connaissait et se doutait bien de l’usage que je voulais faire de la montre; mais il
devait être assuré de ma discrétion, puisque l’honneur de ma réussite en dépendait.
D’après l’empressement qu’il mit, je vis que l’affaire lui convenait.
—Je ne vous demande qu’un quart d’heure à peine, me dit-il, la maison où je me rends est
voisine de la mienne, et j’ai la conviction que ma proposition sera facilement acceptée.
Un quart d’heure ne s’était pas écoulé, que je vis mon négociateur arriver, le chronomètre à la
main.
—Le voici, me dit-il d’un air triomphant. Mon homme m’a reçu comme un envoyé de la
providence des joueurs, et sans même compter la somme que je lui remettais, il s’est dessaisi de son
bijou; ce soir, tout sera terminé.
En effet, dans la soirée, l’horloger m’apporta les deux montres et m’en remit une. En les
comparant l’une à l’autre, il était impossible d’y trouver la moindre différence.
Cela me coûta cher, mais j’étais sûr maintenant d’exécuter un tour qui ne manquerait pas de
produire le plus grand effet.
Le lendemain, je me rendis au palais pontifical, et, à six heures, au signal que m’en fit donner le
Saint-Père, j’entrai en scène.
Jamais je n’avais paru devant une assemblée aussi imposante.
Pie VII, assis dans un large fauteuil qu’on avait placé sur une estrade, occupait la première place;
près de lui siégeaient les cardinaux, et derrière se tenaient différents prélats et dignitaires de l’Eglise.
La physionomie du pape respirait la bienveillance, et ce fut heureux pour moi, car il ne fallait
rien moins que la vue de cette figure, souriante et douce, pour chasser de mon esprit une fâcheuse
idée qui me tourmentait singulièrement depuis quelques instants.
Cette séance, me disais-je, ne serait-elle pas un interrogatoire dissimulé, pour me faire avouer
des rapports avec les pouvoirs infernaux? Le greffier du Saint-Office ne serait-il pas là prêt à
sténographier mes paroles, et la prison perpétuelle du comte de Cagliostro ne me serait-elle pas
réservée en punition de mes innocents prestiges?
Ma raison repoussa bientôt une semblable absurdité. Il était peu probable que Sa Sainteté se
prêtât à un piége aussi indigne.
Bien que mes craintes eussent été entièrement dissipées par ce simple raisonnement, mon exorde
se ressentit néanmoins de cette première impression; il semblait être prononcé plutôt en vue d’une
justification que comme une introduction à ma séance:
—Saint-Père, dis-je en m’inclinant respectueusement, je viens vous présenter des expériences
auxquelles on a donné, bien à tort, le nom de magie blanche. Ce titre a été inventé par le
charlatanisme pour frapper l’esprit de la multitude; mais il ne représente en réalité qu’une réunion de
tours d’adresse destinés à récréer l’imagination par d’ingénieux artifices.
Satisfait de la bonne impression qu’avait produite mon petit discours, je commençai gaiement ma
séance.
Je ne saurais vous dire, mon enfant, tout le plaisir que j’éprouvai dans cette soirée. Les
spectateurs semblaient prendre un intérêt si vif à tout ce qu’ils voyaient, que je me sentais une verve
inusitée; jamais je n’avais encore rencontré un public aussi disposé à l’admiration. Le pape lui-même
était dans le ravissement.
—Mais, monsieur le comte, me disait-il à chaque instant, avec une naïveté charmante, comment
pouvez-vous faire cela? Je finirai par devenir malade à force de chercher à approfondir vos
mystères.
Après le coup de piquet de l’aveugle, qui avait littéralement étourdi l’assemblée, je fis celui de
l’écriture brûlée, auquel je dus un autographe que je regarde comme le plus précieux de mes
souvenirs.
Voici sommairement le détail de ce tour:
On fait écrire une phrase ou deux par un spectateur; on lui dit ensuite de brûler le billet, et celuici
doit se retrouver intact sous un pli cacheté.
Je priai le Saint-Père de vouloir bien écrire lui-même quelques mots; il y consentit et traça cette
phrase:
«Je me plais à reconnaître que Monsieur le comte de Grisy est un aimable sorcier.»
Le papier fut brûlé, et rien ne saurait rendre l’étonnement de Pie VII, lorsqu’il le retrouva intact
au milieu d’un grand nombre d’enveloppes cachetées.
Je reçus du Saint-Père l’autorisation de conserver cet autographe.
Pour terminer ma séance, et comme bouquet, je passai au fameux tour que j’avais intenté pour la
circonstance.
Ici j’allais rencontrer plusieurs difficultés. La plus grande était, sans contredit, d’amener le
cardinal de *** à me confier sa montre et cela sans lui en faire directement la demande. Pour y
parvenir je fus obligé d’avoir recours à la ruse.
A ma prière, plusieurs montres m’avaient été remises, mais je les avais successivement rendues
sous le prétexte plus ou moins vrai, que, n’offrant rien de particulier dans la forme, il serait difficile
de faire constater l’identité de celle que je choisirais.
—Si parmi vous, Messieurs, ajoutai-je, quelqu’un possédais une montre un peu grosse (celle du
cardinal présentait précisément cette particularité) et qu’il voulut bien me la remettre, je
l’accepterais volontiers comme plus convenable à l’expérience. Je n’ai pas besoin d’ajouter que j’en
aurai le plus grand soin. Je ne veux que prouver sa supériorité, si elle est excellente, et, dans le cas
contraire, la faire arriver à sa plus grande perfection.
Tous les yeux se portèrent naturellement sur le Cardinal, qui, on le savait, attachait une grande
importance à l’épaisseur exagérée de son chronomètre. Il prétendait, avec quelque raison peut-être,
que les pièces y trouvaient une plus grande liberté d’action. Toutefois, il hésitait à me confier un
instrument si précieux, lorsque Pie VII lui dit:
—Cardinal, je crois que votre montre doit parfaitement convenir; faites-moi le plaisir de la
remettre à M. de Grisy.
Son Eminence se rendit au désir du Saint-Père, non sans de minutieuses précautions.
Une fois le chronomètre entre mes mains, j’affectai, tout en admirant sa belle forme et la gravure
de sa boîte, de le faire passer sous les yeux du pape et des personnes qui l’entouraient.
—Votre montre est-elle à répétition, demandai-je ensuite au cardinal?
—Non, Monsieur, c’est un chronomètre, et l’on n’a pas l’habitude de surcharger les pièces de
précision de rouages inutiles à leurs fonctions.
—Ah! c’est un chronomètre; alors il est anglais, dis-je avec une apparente simplicité.
—Comment! répliqua le cardinal, visiblement piqué; vous pensez, Monsieur, qu’il n’y a de
chronomètres qu’en Angleterre, tandis qu’au contraire la France a toujours été le pays où se sont
exécutées les plus belles pièces d’horlogerie de précision. Quel nom anglais peut-on opposer à ceux
de Pierre Leroy, de Ferdinand Berthoud et de Bréguet surtout, de qui je tiens cette montre?
Le pape se mit à sourire du style emphatique du cardinal.
—C’est donc ce chronomètre que l’on choisit, repris-je en mettant un terme à l’incident que je
venais de provoquer à dessein. Vous savez, Messieurs, ajoutai-je, qu’il s’agit maintenant de vous en
faire apprécier la qualité et surtout la solidité. Voyons une première épreuve.
Je tenais la montre à la hauteur de ma figure, je la laissai tomber sur le parquet. Un cri d’effroi
s’éleva de toutes parts.
Le cardinal, pâle et tremblant, se leva: Monsieur, me dit-il avec une colère mal comprimée, ce
que vous faites là est une bien mauvaise plaisanterie.
—Mais, Monseigneur, dis-je avec le plus grand calme, il n’y a pas la moindre inquiétude à avoir;
je veux seulement prouver à l’assemblée la perfection de cette pièce et montrer à messieurs les
Anglais qu’il leur serait impossible d’en fournir une semblable. Soyez, je vous prie, sans crainte; elle
sortira intacte des épreuves auxquelles je la soumets. En même temps, j’appuyai le pied sur la boîte
qui, criant sous le poids de mon corps, se brisa, s’aplatit et ne présenta plus qu’une masse informe.
Pour le coup, je crus que Monseigneur allait se trouver mal; il retenait avec peine les éclats de
son mécontentement. Le pape alors se tourna vers lui:
—Comment, cardinal, vous n’avez donc pas confiance dans notre sorcier? Quant à moi, je ris de
cela comme un enfant, persuadé qu’il y a eu une habile substitution.
—Votre Sainteté veut-elle bien me permettre de lui faire observer, dis-je respectueusement, qu’il
n’y a pas eu substitution; j’en appelle du reste à Son Eminence, qui voudra bien le reconnaître. Et je
présentai au cardinal les débris informes de sa montre. Il les examina avec anxiété, et retrouvant ses
armes gravées sur le fond de la boîte:
—C’est bien cela, dit-il en poussant un profond soupir, tout y est. Mais, ajouta-t-il sèchement, je
ne sais comment vous vous tirerez de là, Monsieur; en tout cas, vous eussiez dû faire ce tour
inqualifiable sur un objet qu’il eût été possible de remplacer; sachez que mon chronomètre est
unique.
—Eh bien, Eminence, je suis enchanté de cette circonstance, qui n’aura d’autre résultat que de
donner plus de relief à mon expérience. Maintenant, si vous voulez bien m’y autoriser, je vais
continuer l’opération.
—Mon Dieu, Monsieur, vous ne m’avez pas consulté pour commencer vos dégâts; agissez à votre
guise, vous pouvez faire tout ce que vous voudrez.
L’identité de la montre du cardinal constatée, il s’agissait de faire passer dans la poche du pape
celle que j’avais achetée la veille. Mais il n’y fallait pas songer tant que Sa Sainteté serait assise; je
cherchai donc un prétexte pour la faire lever et j’eus le bonheur d’y réussir.
On venait de m’apporter un mortier de fonte muni d’un énorme pilon; je le fais placer sur une
table, j’y jette les débris du chronomètre et je me mets à les piler avec acharnement. Tout à coup, une
légère détonation se fait entendre, et du fond du vase sort une vive lueur qui, répandant une teinte
rougeâtre sur l’assemblée, donne à cette scène toute l’apparence d’une véritable opération de magie.
Pendant ce temps, penché sur le mortier, j’affecte d’y regarder, et je me récrie sur les merveilles que
j’y vois apparaître.
Par respect pour le pape, personne n’ose se lever, mais le pontife, cédant à la curiosité,
s’approche enfin de la table, suivi d’une partie de l’auditoire.
On a beau regarder dans le mortier, on n’y voit que du feu; c’est le mot.
—Je ne sais si je dois l’attribuer à l’éblouissement que j’éprouve, dit Sa Sainteté en passant la
main sur ses yeux, mais je ne distingue rien.
Moi aussi, je ne distinguais rien. Mais, loin d’en convenir, je prie le pape de tourner autour de la
table, afin de chercher le côté le plus favorable pour apercevoir ce que j’annonce. Pendant cette
évolution, je glisse dans la poche du Saint-Père ma montre de réserve.
La suite de l’expérience coule de source: le chronomètre du cardinal est brisé, fondu et réduit en
un petit lingot, que je présente à l’assemblée.
—Maintenant, dis-je, sûr du résultat que j’allais obtenir, je vais rendre à ce lingot sa forme
primitive, et cette transformation aura lieu dans le trajet qu’il va faire d’ici à la poche de la personne
la moins susceptible d’être soupçonnée de compérage.
—Ah! ah! s’écria le pape d’un ton de joyeuse humeur, voilà qui devient de plus en plus fort. Mais
comment feriez-vous, Monsieur le sorcier, si je vous demandais que ce fût dans ma poche?
—Sa Sainteté n’a qu’à ordonner pour que je me conforme à ses désirs.
—Eh bien, monsieur le comte, qu’il en soit ainsi!
—Sa Sainteté sera immédiatement satisfaite.
Je prends alors le lingot au bout de mes doigts, je le montre à l’assemblée, puis je le fais
subitement disparaître en prononçant ce seul mot: passe.
Le pape, avec tous les signes de la plus complète incrédulité, porta vivement la main à sa poche.
Je le vis bientôt rougir d’émotion, et retirer la montre qu’il remit tout de suite au cardinal, comme s’il
eût craint de s’y brûler les doigts.
On crut d’abord à une mystification, car l’assemblée ne pouvait croire à une réparation aussi
immédiate. Lorsqu’on se fut assuré de la réalisation du prodige annoncé, je reçus le tribut d’éloges
que méritait un tour aussi bien réussi.
Le lendemain, le pape me fit remettre une riche tabatière ornée de diamants, en me remerciant de
tout le plaisir que je lui avais procuré.
Cette séance eut un grand retentissement dans Rome, et mes représentations recommencèrent avec
plus de vogue que jamais. Peut-être avait-on l’espoir d’être témoin du fameux tour de la montre
brisée, tel que je l’avais exécuté au Vatican. Mais quelque prodigue que je fusse alors, je n’aurais
pas poussé la folie jusqu’à dépenser, chaque soir, une somme de douze cents francs pour un tour qui,
du reste n’aurait jamais pu être présenté dans des circonstances aussi favorables que chez le Saint-
Père.
Dans le théâtre où je jouais, se trouvait également une troupe d’opéra, qui avait suspendu ses
représentations pendant le temps de mon séjour à Rome. Le directeur, avec lequel j’étais lié d’intérêt,
profitant de cette vacance de ses artistes, leur faisait répéter une pièce nouvelle qu’on devait jouer
dès que mes représentations auraient cessé. Cela me donnait chaque jour l’occasion de me trouver
avec les acteurs.
Ces artistes, d’ordinaire si ombrageux pour toute réputation qui détourne d’eux l’attention du
public, loin de se montrer jaloux de mes succès, me témoignaient au contraire autant d’amitié que
d’intérêt.
J’avais pris en affection toute particulière un des plus jeunes d’entre eux; c’était un ténor,
charmant garçon de dix-huit ans, dont les traits fins, délicats et réguliers, contrastaient singulièrement
avec son emploi.
Cette physionomie féminine, jointe à une petite taille et à une démarche timide, gênait l’illusion
lorsqu’il remplissait ses rôles, surtout ceux d’amoureux; on eût dit une jeune pensionnaire sous des
habits masculins. Pourtant, j’eus l’occasion par la suite de reconnaître que sous cette enveloppe
efféminée, il cachait un coeur ardent et courageux. Antonio (c’était le nom du ténor) comptait déjà un
certain nombre d’affaires, dont il était sorti avec avantage.
A cet endroit du récit de Torrini, je l’interrompis, car le nom d’Antonio m’avait frappé.
—Comment, lui dis-je, ce serait?….
—Précisément, c’est lui-même. Votre étonnement ne me surprend pas, mais il cessera lorsque je
vous aurai dit qu’il y a déjà plus de vingt ans que ces événements sont passés. A cette époque,
Antonio ne portait pas comme aujourd’hui une épaisse barbe noire; son visage n’avait point encore
été bruni par le grand air et par les fatigues de notre vie nomade et laborieuse.
La mère d’Antonio avait également un emploi dans le théâtre; elle figurait dans les ballets et
s’appelait Lauretta Torrini. Bien qu’elle approchât de la quarantaine, c’était une femme parfaitement
conservée. Elle avait même été très belle, mais les plus mauvaises langues du théâtre (et il y en avait
un certain nombre), n’avaient jamais eu la moindre légèreté à lui reprocher. Veuve d’un employé, elle
était parvenue, par son travail et son intelligence, à élever sa famille.
Antonio n’était pas son seul enfant; en même temps que lui, elle avait mis au monde une fille. Ces
deux jumeaux, comme cela arrive assez fréquemment, étaient d’une ressemblance si parfaite, que
leurs vêtements seuls purent les faire distinguer par la suite; on leur avait donné le nom d’Antonio et
d’Antonia.
Le garçon reçut au théâtre une éducation musicale qui en fit un ténor; mais Antonia fut
constamment éloignée de la scène. Après lui avoir donné une belle éducation, Lauretta l’avait placée
dans un magasin de lingerie où elle devait s’initier au commerce.
Si je vous parle si longuement de cette famille, c’est que, vous devez l’avoir deviné, elle fut
bientôt la mienne.
Mon amitié pour Antonio n’était pas entièrement désintéressée. Sa connaissance m’avait conduit
à faire celle de sa soeur.
Antonia était belle et sage; je demandai sa main et je fus agréé. Notre mariage fut arrêté pour le
moment où cesserait mon engagement avec le théâtre, et il fut convenu que Lauretta et Antonio
s’associeraient à notre fortune.
J’ai dit plus haut qu’Antonio était d’une beauté efféminée; j’ai dit aussi, et j’appuie avec raison
sur ce fait, que cette délicatesse de traits contrastait avec la mâle et courageuse énergie de son
caractère.
Mais si d’un côté de grands yeux noirs ornés de longs cils et couronnés d’un arc brun de la plus
grande finesse, un nez fin, une bouche bien dessinée, des lèvres fraîches et vermeilles étaient presque
déplacés chez Antonio, d’un autre, ces charmants avantages convenaient à merveille à ma fiancée.
Un pareil trésor ne pouvait rester longtemps ignoré; Antonia fut remarquée et toute la jeunesse
dorée vint papillonner autour d’elle. Mais elle m’aimait et résista sans peine à ces nombreuses et
brillantes séductions.
Enfin, j’allais bientôt devenir son époux.
En attendant ce jour tant désiré, nous rêvions, Antonia et moi, à des plans de bonheur pour
l’avenir; la vie de voyage lui convenait, et, sur son désir de faire une longue excursion en mer, je lui
promis de la conduire à Constantinople. Je désirais moi-même jouer devant Selim III, qui passait, et à
juste titre, pour un prince éclairé et bienveillant envers les artistes, qu’il savait attirer auprès de lui.
Tout semblait donc sourire à mes voeux, quand un matin, pendant que je songeais à ces doux
projets, Antonio entra brusquement chez moi.
—Mon cher Edmond, me dit-il, je vous donnerais à deviner en mille d’où je viens et quels sont
les événements qui me sont survenus depuis hier.
Je ne vous laisserai pas longtemps chercher: Sachez donc, comme prélude à mon récit, que,
entraîné malgré moi dans un drame qui menaçait de devenir des plus sanglants, j’en ai fait une
comédie, dont les détails ne manquent pas d’originalité. Vous allez en juger.
J’étais hier au théâtre: un aide machiniste, brave homme du reste, mais qui passe les trois quarts
de son existence dans les tavernes, s’approcha de moi et me demanda la permission de me faire une
confidence.
—Monsieur Antonio, me dit-il, si vous voulez conjurer un grand malheur, vous n’avez pas de
temps à perdre, écoutez-moi. Cette nuit, j’étais à boire dans un cabaret en compagnie de quelques
amis. Un homme avec lequel nous venions de faire connaissance le verre à la main, nous proposa de
gagner sans peine une bonne somme d’argent. La proposition était séduisante, nous l’acceptâmes à
l’unanimité, sauf à savoir après ce qu’on exigeait de nous. On nous en donna connaissance. Voici ce
que nous avons promis de faire:
Ce soir, au moment où votre soeur sortira de son magasin, nous devons l’entourer en simulant une
dispute, et élever nos voix de manière à couvrir ses cris. Les gens du marquis d’A… se chargent du
reste. Comprenez-vous maintenant?
Je ne comprenais que trop, ajouta Antonio; je remerciai à peine le machiniste, et, la tête
bouleversée par sa confidence, je descendis en toute hâte. Dans ce moment suprême mon imagination
ne me fit heureusement pas défaut; vous le savez, Edmond, aux extrêmes dangers l’inspiration subite.
Je me trouvais devant un armurier; j’entrai chez lui, j’achetai deux pistolets, et les cachant sous
mes vêtements, je courus à la maison.
Mère, dis-je en entrant, j’ai parié qu’en prenant les vêtements d’Antonia je me ferais passer pour
elle; habillez-moi donc bien vite, et soyez assez bonne pour aller dire à ma soeur que je la prie de
quitter son magasin une demi-heure plus tard que de coutume.
Ma mère fit ce que je lui demandais, et lorsqu’elle eut terminé, elle me trouva d’une
ressemblance si parfaite avec Antonia, qu’elle m’embrassa, après quoi elle partit en riant aux éclats
de ma plaisante idée.
Neuf heures venaient de sonner. C’était l’heure convenue pour l’enlèvement. Je me hâtai de sortir
en imitant de mon mieux la démarche et la tournure de ma soeur.
Le coeur me battit avec force, lorsque je vis cette troupe de valets et de bandits s’approcher de
moi. Un instant, je mis instinctivement la main sur mes armes, mais je repris aussitôt les allures
timides d’une jeune fille, et je continuai de m’avancer.
Le coup s’exécuta comme il avait été annoncé; je fus enlevé avec beaucoup de ménagements
malgré ma résistance simulée, et l’on me déposa dans une voiture dont les stores étaient baissés. Les
chevaux partirent au galop.
Un homme se trouvait près de moi: je le reconnus malgré l’obscurité: c’était bien le marquis
d’A… J’eus à supporter d’abord de chaleureuses excuses, puis des protestations passionnées qui me
faisaient monter le sang au visage. Je fus plusieurs fois sur le point de me trahir, mais ma vengeance
était si belle et si prochaine, que je refoulai dans mon coeur ces brûlantes émotions.
Mon projet était, dès que je serais seul avec lui, de le provoquer à un duel à mort.
Une demi-heure s’était à peine écoulée, que nous étions arrivés au terme de notre voyage. Le
marquis me pria de descendre et me donna galamment la main pour m’introduire dans une petite villa
isolée de toute habitation.
Nous entrâmes dans un salon resplendissant de lumières. Quelques jeunes gens en compagnie de
jeunes femmes nous y attendaient.
Mon ravisseur, radieux et triomphant, me fit subir une présentation à ses amis et à leurs
compagnes, et il reçut leurs félicitations.
Je baissais les yeux de crainte qu’on ne vît s’en échapper les éclairs de ma colère, car je savais
que cette humiliante ovation était réservée pour ma soeur, qui certes en serait morte de honte.
Cinq minutes plus tard, un domestique ouvrant une porte à deux battants, annonça que le souper
était servi.
—A table! mes amis, cria le marquis, à table! et que chacun s’y place selon son bon plaisir.
Il m’offrit son bras.
Nous entourâmes une table somptueuse. Le marquis se fit mon serviteur, car, pour laisser plus de
liberté à ses convives, il avait congédié ses gens.
Pendant quelque temps je refusai tout ce qui me fut offert. Mais vous le savez, mon cher Edmond,
la nature a des droits qu’il nous est impossible de méconnaître. J’avais une faim dévorante qui
s’aiguisait encore à la vue de mets succulents; je dus, malgré ma colère, abandonner mes projets
d’abstinence, et je cédai à la tentation.
Je ne pouvais manger sans boire, et il n’y avait point d’eau sur la table. Nos dames
s’accommodaient fort bien du vin; je fis comme ces dames. Toutefois, j’en usai avec modération, et,
pour conserver l’esprit de mon rôle, j’affectai en général une grande réserve et une extrême timidité.
Le marquis fut enchanté de me voir ainsi prendre mon parti; il m’adressa quelques galanteries,
puis, voyant qu’elles m’étaient désagréables, il n’insista pas, persuadé qu’il prendrait sa revanche en
temps plus opportun.
Nous étions au dessert. La joie la plus expansive régnait dans l’assemblée. Vous l’avouerai-je,
Edmond, cette réunion de gais viveurs auxquels je me serais si franchement associé dans toute autre
circonstance; ces femmes, aussi coquettes que jolies, devinrent pour mes sens ce qu’avaient été les
mets pour mon appétit, et chassèrent insensiblement mes sombres idées. Je ne me sentais plus la force
de continuer le rôle dramatique que j’avais entrepris et je cherchai dans ma tête un dénouement plus
convenable à la situation et à mes moyens.
Mon parti fut bientôt pris!
Trois toasts venaient d’être successivement portés: Au vin! au jeu! à l’amour! Ces dames s’y
étaient associées en vidant leurs verres, tandis que j’étais resté calme et silencieux. Le marquis me
sollicitait en vain par de douces paroles de m’associer à la joie commune.
Tout à coup je me lève, un verre à la main, et prenant la tournure et les manières d’un franc
soldat.
—Par Bacchus! m’écriai-je d’une voix de baryton et en appuyant vigoureusement la main sur
l’épaule du marquis, buvons, mes amis, aux beaux yeux de ces dames! Je vide ensuite mon verre tout
d’un trait, j’entonne un couplet qui se termine ainsi:
Et si nous nous grisons de vin,
Enivrons-nous aussi du regard de nos belles!
Je ne puis dire quelles furent les impressions du marquis: je le sentis rester sous ma main comme
une statue de pierre. Quand à ses amis, ils me regardaient avec un ébahissement mêlé de stupeur, me
prenant sans doute pour une folle, tandis que les femmes riaient aux éclats de mon étrange sortie.
—Eh bien! Messieurs, continuai-je, d’où vient votre surprise? ne reconnaissez-vous pas en moi
le ténor Antonio Torrini, bon vivant, ma foi, et tout prêt à rendre raison, le verre ou les armes à la
main, à qui de droit. En même temps je déposai mes pistolets sur la table.
A ces mots, le marquis sortit enfin de la torpeur où l’avait plongé l’évanouissement de ses beaux
rêves; il se redressa furieux et leva la main pour me frapper au visage. Mais ses yeux n’eurent pas
plutôt rencontré les miens, que, subissant encore l’influence d’une illusion qu’il abandonnait avec
peine, il retomba sur son siége.
—Non, dit-il, je ne me déciderai jamais à frapper une femme.
—Qu’à cela ne tienne, monsieur le marquis, repris-je en quittant la table, je ne vous demande que
dix minutes pour reparaître avec le costume de mon nouveau rôle. Je passai dans une pièce voisine
où je quittai robes, jupes et falbalas. Il ne manquait que l’habit aux vêtements que j’avais conservés
sous mon accoutrement féminin. Mais un habit n’est pas indispensable pour recevoir un soufflet, et
comme j’étais, par ce fait, en costume de combat, je rentrai dans la salle.
En mon absence, la scène avait complétement changé. Quand je me présentai, il me sembla que
j’avais manqué mon entrée, comme on dit au théâtre lorsqu’on se trouve en retard pour donner la
réplique. Tout le monde me regardait en souriant, et l’un des convives s’approchant de moi:
—Monsieur Antonio, me dit-il, les témoins de mon ami et les vôtres, que nous avons nommés
d’office en votre absence, ont arrangé l’affaire; nous n’avons pas jugé convenable qu’on se battît
pour des torts qui sont compensés. Approuvez-vous notre décision?
Je présentai la main au marquis, qui la reçut d’assez mauvaise grâce, pour me prouver qu’il me
gardait encore rancune de l’amère mystification que je lui avais infligée.
Ce dénouement suffisait à ma vengeance: je me retirai. Mais, avant de partir, chacun de nous jura
sur l’honneur d’être discret. Les femmes furent admises à ce serment.
Après avoir remercié ce bon Antonio de son dévouement et l’avoir complimenté sur son esprit
d’à-propos:
—Ces messieurs, ajoutai-je, ont agi très galamment avec les dames, en confiant un secret à leur
discrétion; mais moi qui me flatte de connaître le coeur féminin, je dis avec François Ier:
Souvent femme varie,
Bien fol est qui s’y fie.
C’est pourquoi le mariage aura lieu après-demain, et trois jours après nous partirons pour
Constantinople.
Ce ne fut que dans la capitale de la Turquie qu’Antonio raconta à sa soeur le danger qu’elle avait
couru et la ruse par laquelle il l’avait sauvée.
Antonio aimait sa soeur autant que moi-même, et il avait raison, ajouta Torrini, car c’était bien la
femme la plus parfaite qu’il y ait jamais eu dans ce monde. Pour s’en faire une idée, mon ami, il
faudrait se figurer toutes les qualités d’une belle âme unies à la plus ravissante beauté. C’était un
ange enfin!
Le comte de Grisy s’était tellement exalté à ce souvenir, qu’il s’était soulevé en portant les bras
vers le ciel, où il semblait chercher la femme qu’il avait tant aimée. Mais il retomba aussitôt, accablé
par d’horribles souffrances que lui causa le dérangement de ses appareils. Il dut interrompre son récit
et le remettre au lendemain.