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CHAPITRE VII. Comment on devient sorcier

  • SUITE DE L’HISTOIRE DE TORRINI.
  • LE GRAND-TURC LUI FAIT DEMANDER UNE SÉANCE.
  • UN TOUR MERVEILLEUX.
  • LE CORPS D’UN JEUNE PAGE COUPÉ EN DEUX.
  • COMPATISSANTE PROTESTATION DU SÉRAIL.
  • AGRÉABLE SURPRISE.
  • RETOUR EN FRANCE.
  • UN SPECTATEUR TUE LE FILS DE TORRINI PENDANT UNE SÉANCE.
  • FOLIE: DÉCADENCE.
  • MA PREMIÈRE REPRÉSENTATION.
  • FACHEUX ACCIDENT POUR MES DÉBUTS.
  • JE REVIENS DANS MA FAMILLE.

escamoteur5

Le jour suivant, Torrini reprit son récit sans attendre que je lui en fisse la demande:
—Arrivés à Constantinople, me dit-il, nous goûtâmes pendant quelque temps le bien-être d’un
doux repos, dont le charme s’augmentait encore de tous les enivrements de la lune de miel.
Au bout d’un mois cependant, je pensai que notre mutuel bonheur ne devait pas m’empêcher de
chercher à réaliser le projet que j’avais formé de jouer devant Selim III. Avant de solliciter cette
faveur, je crus devoir me faire connaître en donnant des représentations dans la ville. Quelque
retentissement qu’eussent eu mes séances en Italie, il était peu probable que mon nom eût traversé la
Méditerranée: c’était donc une nouvelle réputation à me faire.
Je fis construire un théâtre, dans lequel se continua le cours de mes succès: le public vint en
foule; et les plus hauts personnages furent bientôt au nombre de mes plus zélés spectateurs.
Je peux me glorifier, mon ami, de cette vogue, car les Turcs, de leur nature si indolents et si
flegmatiques, épris du spectacle que je leur offrais, me rappelaient par leur enthousiasme mes
bouillants spectateurs italiens.
Le grand visir vint lui-même assister à une de mes séances; il en parla à son souverain, et excita
si vivement sa curiosité, que Selim m’envoya l’invitation, pour ne pas dire l’ordre, de venir à la cour.
Je me rendis en toute hâte au palais, où l’on me désigna l’appartement dans lequel devait avoir
lieu la séance. De nombreux ouvriers furent mis sous mes ordres, et l’on me donna toute latitude pour
mes dispositions théâtrales. Une seule condition m’était imposée: c’est que l’estrade ferait face à
certain grillage doré, derrière lequel, me dit-on, devaient se tenir les femmes du Sultan.
Au bout de deux jours, mon théâtre était élevé et complètement décoré. Il représentait un jardin
rempli de fleurs naturelles, dont les vives couleurs et les parfums pénétrants charmaient à la fois la
vue et l’odorat. Dans le fond et au milieu d’un épais feuillage, un jet d’eau, s’élevant en forme de
gerbe, retombait dans un bassin de cristal en milliers de gouttes qui, à la clarté de nombreuses
lumières, semblaient autant de diamants. Cette gerbe avait en outre l’avantage de répandre une douce
fraîcheur qui devait doubler le charme de la représentation. Enfin, à droite et à gauche, des bosquets
touffus devaient me servir de coulisses et de laboratoire. C’est au milieu de ce véritable jardin
d’Armide que se dressait le gradin chargé de mes brillants appareils.
Quand tout fut prêt, le Sultan et sa nombreuse suite vinrent prendre les places assignées par leur
rang à la cour. Le sultan, couché sur un sopha, avait près de lui son grand-visir, tandis qu’un
interprète, se tenant respectueusement en arrière, devait lui faire la traduction de mes paroles. Dans
la salle s’étalaient les brillants costumes des grands de la cour.
Au lever du rideau, une pluie de feuilles de roses tomba sur la scène et forma bientôt un tapis
odorant et moelleux. Je parus aussitôt, vêtu d’un riche costume de cour de Louis XV.
Je vous fais grâce du détail des expériences qui composaient ma séance; je tiens seulement à
vous faire connaître un tour qui, ainsi que celui de la montre brisée, fut un à-propos dont l’effet fut
immense.
L’imagination de mes spectateurs avait été déjà fortement impressionnée lorsque je le présentai.
M’adressant à Selim avec le ton grave et solennel du magicien: «Noble Sultan, lui dis-je, je vais
cesser de simples tours d’adresse pour m’élever maintenant aux hauteurs de la sublime science de la
magie; mais pour réussir dans mes mystérieuses incantations, j’ai besoin de m’adresser directement à
votre auguste personne. Que Votre Hautesse veuille donc me confier ce bijou qui m’est nécessaire.»
Et en même temps, je désignais un superbe collier de perles fines qui ornait son cou. Le sultan me le
remit et je le déposai entre les mains d’Antonio. Celui-ci me servait d’aide sous le costume d’un
jeune page.
On sait, continuai-je, que la magie a des pouvoirs illimités, parce qu’elle tient dans sa
dépendance des esprits familiers qui, respectueux et soumis, exécutent aveuglément les ordres de leur
maître. Que ces esprits se préparent à m’obéir, je vais les évoquer.»
En même temps, je traçai majestueusement avec ma baguette un cercle autour de moi, et je
prononçai à voix basse certaines paroles magiques. Puis, je me tournai vers mon page pour reprendre
le collier.
Le collier avait disparu.
Vainement j’interroge Antonio. Pour toute réponse, il fait entendre un rire strident et sarcastique,
comme s’il eût été possédé d’un des esprits que je venais d’évoquer.
—Grand prince, dis-je alors au Sultan, veuillez croire que loin d’avoir participé à cette
audacieuse soustraction, je me trouve forcé d’avouer que je suis en butte à un complot cabalistique
que j’étais loin de prévoir.
Mais que Votre Hautesse veuille bien se rassurer: nous possédons des moyens de répression pour
faire rentrer nos subordonnés dans le devoir. Ces moyens sont aussi puissants que terribles, je vais
vous en donner un exemple.
A mon appel, deux esclaves apportèrent, l’un une boîte longue et étroite, l’autre un chevalet
propre à scier le bois. Antonio paraissait en proie à une terreur indicible: j’ordonnai froidement aux
esclaves de le saisir, de l’enfermer dans la boîte dont le couvercle fut aussitôt cloué, et de le mettre
en travers sur le chevalet.
Alors je m’arme d’une scie, et le pied appuyé sur la boîte, je me disposais à l’entamer pour la
couper en deux, lorsque des cris perçants se font entendre derrière le grillage doré. C’étaient les
femmes du Sultan qui protestaient contre ma barbarie. Je m’arrête un moment pour leur laisser le
temps de se remettre; mais dès que je veux reprendre mon travail, de nouvelles protestations, où je
reconnais des menaces, me forcent encore à suspendre mon opération.
Ne sachant si je puis me permettre d’adresser la parole au grillage doré, je prends un biais pour
rassurer indirectement ces dames dans leur compatissante frayeur:
—Seigneurs, dis-je à mon nombreux auditoire, ne craignez rien, je vous prie, pour le supplicié:
loin de ressentir aucune douleur, je puis vous assurer qu’il éprouvera au contraire les sensations les
plus agréables.
Spectateurs et spectatrices ajoutèrent sans doute foi à cette étrange assertion, car le silence se
rétablit, et je pus continuer mon expérience.
Le coffre était enfin séparé en deux parties; j’en relevai les tronçons de manière que chacun
produisit un piédestal, je les rapprochai l’un de l’autre et les couvris d’un énorme cône en osier, sur
lequel je jetai un grand drap noir parsemé de signes cabalistiques brodés en argent.
Cette fantasmagorie terminée, je recommençai la petite comédie d’évocation, de cercles
magiques et de paroles sacramentelles; puis tout-à-coup, au milieu du plus profond silence, on
entendit sous le drap noir deux voix humaines exécutant en duo une ravissante mélodie.
Pendant ce temps, des feux de Bengale s’allumaient de tous côtés comme par enchantement.
Enfin, les voix et les feux s’étant insensiblement éteints, un bruit effrayant se fit entendre, le cône et le
voile noir se renversèrent, et… Tous les spectateurs poussèrent un cri de surprise et d’admiration:
deux pages identiquement semblables parurent, chacun sur un piédestal, se tenant d’une main, tandis
que de l’autre ils soutenaient un plateau d’argent sur lequel était le collier de perles. Mes deux
Antonios se dirigèrent vers le Sultan, et lui offrirent respectueusement son riche bijou.
La salle entière s’était levée comme pour donner plus de force aux applaudissements qui me
furent prodigués. Le sultan lui-même me remercia dans son langage, que je ne compris pas, mais je
crus lire sur son visage l’expression d’une profonde satisfaction.
Le lendemain, un officier du palais vint me complimenter de la part de son maître, et m’offrit en
présent le collier qui avait été si bien escamoté la veille.
Le tour des deux pages, ainsi que je l’avais nommé, fut un des meilleurs que j’aie jamais
exécutés, et cependant, je dois l’avouer, c’est peut-être un des plus simples. Ainsi, vous devez
parfaitement comprendre, mon cher enfant, qu’Antonio escamote le collier, tandis que j’occupe
l’attention du public par mes évocations. Vous comprenez encore que, lorsqu’il est enfermé dans la
caisse, et pendant qu’on est occupé à la clouer, il en sort par une autre ouverture qui correspond à une
trappe pratiquée dans le parquet du théâtre; la caisse est déjà vide lorsqu’on la couche sur le
chevalet, je n’ai donc à couper que des planches. Enfin, à la faveur du grand cône, et du drap qui le
couvre, Antonio et sa soeur portant le même costume, sortent invisiblement de dessous le plancher et
viennent se placer sur les deux piédestaux. La mise en scène et l’aplomb de l’opérateur font le reste.
Ce tour fit grand bruit dans la ville. Le récit passant de bouche en bouche atteignit bientôt les
proportions d’un miracle, et contribua considérablement au succès des représentations que je donnai
à la suite de cette séance.
J’aurais pu, à la faveur de cette vogue, rester longtemps encore à Constantinople et parcourir
ensuite les provinces où j’étais sûr de réussir. Mais la vie paisible que je menais me causait un ennui
mortel: j’éprouvais le besoin de changer de place pour courir après de nouvelles émotions. Je me
sentais le commencement d’un malaise que je ne pouvais définir: c’était quelque chose comme le
spleen ou bien un commencement de nostalgie; c’était peut-être l’un et l’autre. Ma femme me pressait
en outre de retourner en Italie ou dans tout autre pays chrétien, ne voulant pas, disait-elle, que notre
premier-né, dont l’arrivée nous était annoncée, vînt au monde au milieu des infidèles.
Je me rendis d’autant plus volontiers à ses voeux, que tout en cherchant à lui être agréable, je
satisfaisais le plus ardent de mes désirs. J’étais venu à Constantinople dans un but de curiosité et
avec le projet de jouer devant le Sultan. Puisque ce projet était réalisé et que ma curiosité était
satisfaite, nous pouvions nous éloigner: nous partîmes pour la France.
Mon intention était de me rendre à Paris, mais arrivé à Marseille, je lus dans les journaux
l’annonce de représentations données par un escamoteur nommé Olivier. Son programme comprenait
la séance entière de Pinetti, qui était à peu près la mienne. Lequel des deux, de Pinetti ou d’Olivier,
était le plagiaire? tout porte à croire que c’était ce dernier. Quoiqu’il en soit, n’ayant cette fois
aucune raison pour engager une nouvelle lutte, je tournai vers la droite et je me dirigeai sur Vienne.
Je n’eus pas, du reste, à m’en repentir, car l’accueil que je reçus me consola de la marche
rétrograde que m’avait fait faire la célébrité d’Olivier.
Il m’est impossible, mon ami, de vous retracer l’itinéraire que j’ai parcouru pendant seize ans: je
me bornerai à vous dire que j’ai visité l’Europe entière, en m’arrêtant de préférence dans les
capitales.
Longtemps j’eus une vogue qui me paraissait ne devoir jamais s’épuiser, mais ainsi que Pinetti,
je devais éprouver l’inconstance de la fortune.
Un beau jour je m’aperçus que mon étoile commençait à pâlir; je ne voyais plus le même
empressement du public à mes représentations; je n’entendais plus ces bravos qui me saluaient à mon
entrée en scène et qui me suivaient pendant ma séance; les spectateurs me paraissaient pleins de
réserve, je dirais presque d’indifférence. A quoi cela tenait-il? Quelle était la cause de cet abandon,
de ce caprice? Mon répertoire était toujours le même: c’était mon répertoire d’Italie, dont j’étais si
fier, et pour lequel j’avais fait de si grand sacrifices. Je n’avais introduit aucun changement dans mes
expériences; celles que j’offrais alors au public étaient les mêmes qui m’avaient conquis tant de
suffrages. Je sentais aussi que je n’avais rien perdu de la vigueur, de l’entrain et de l’adresse que
j’avais autrefois.
Mais c’est précisément parce que je restais toujours le même, que le public avait changé à mon
égard.
Un auteur a dit avec raison:

Ce mot s’appliquait justement à ma position: tandis qu’autour de moi la civilisation marchait en
avant, j’étais resté stationnaire; par conséquent je descendais.
Quand je fus pénétré de cette vérité, je fis une réforme complète dans la composition de mes
expériences. Les tours de cartes qui tenaient une grande place dans mon répertoire, n’avaient plus
l’attrait de la nouveauté maintenant que les moindres escamoteurs les connaissaient et les exécutaient.
J’en supprimai un grand nombre, et je les remplaçai par d’autres exercices.
Le public aime et recherche les spectacles émouvants: j’en imaginai un qui, sous ce rapport,
devait pleinement le satisfaire et le ramener à moi. Mais pourquoi Dieu a-t-il permis que je
réussisse? Pourquoi ma tête a-t-elle conçu cette idée fatale? s’écria Torrini, en levant vers le Ciel ses
yeux remplis de larmes. Sans elle j’aurais encore mon fils et je n’aurais pas perdu mon Antonia!
Tandis qu’il exprimait ces douloureux regrets, la tête du pauvre Torrini, agitée par son tic
nerveux, semblait vouloir se débarrasser de poignants souvenirs. Néanmoins, après une légère pause,
pendant laquelle il avait tenu la main sur ses yeux, comme pour se concentrer dans sa douleur, il
continua:
—Il y a deux ans environ, j’étais à Strasbourg; je jouais au théâtre, et chacun voulait voir cette
expérience si émouvante que j’avais intitulée le fils de Guillaume Tell.
Giovani (c’était le nom de mon fils) jouait le rôle de Walter, fils du héros suisse. Au lieu de
placer la pomme sur sa tête, il la mettait entre ses dents. A un signal donné, un spectateur, armé d’un
pistolet, faisait feu sur Giovani, et la balle allait se loger au milieu même du fruit.
Grâce au succès que me valut ce tour, mon coffre, vide depuis quelque temps, se remplit de
nouveau. Cela me rendit une grande confiance dans l’avenir, et loin de profiter des leçons de
l’adversité, je repris mes habitudes de luxe d’autrefois, tant je croyais avoir, cette fois encore, fixé
pour jamais le public, la fortune et la vogue.
Cette illusion me fut cruellement ravie.
Le Fils de Guillaume Tell, dont j’avais fait un petit acte à part, terminait ordinairement la soirée.
Nous nous disposions à le jouer pour la trentième fois, et j’avais fait baisser le rideau, afin de donner
à la scène l’aspect de la place publique d’Altorf. Tout-à-coup mon fils, qui venait de revêtir le
costume helvétique traditionnel, s’approcha de moi en se plaignant d’une violente indisposition et en
me priant de hâter la fin de la séance. J’avais déjà saisi la sonnette pour donner au machiniste le
signal de lever le rideau, lorsque mon enfant tomba évanoui.
Sans m’inquiéter de la longueur de l’entr’acte ni de l’impatience du public, nous entourâmes de
soins empressés mon pauvre Giovani, et je le transportai près d’une croisée. Le grand air le remit
assez vite; toutefois, il conservait sur ses traits une pâleur mortelle qui ne lui permettait pas de
paraître en scène. J’étais moi-même saisi d’un pressentiment indéfinissable qui me poussait à arrêter
la représentation, et je résolus d’en faire l’annonce au public. Je fis lever le rideau.
Les traits contractés par l’inquiétude, je m’avançai vers la rampe. Giovani, plus pâle encore et se
tenant à peine, était près de moi.
J’exposai brièvement l’accident qui le mettait dans l’impossibilité d’exécuter l’expérience
annoncée, et je proposai de rendre le montant de leurs places aux personnes qui en feraient la
réclamation. Mais à ces mots, qui pouvaient susciter de grands embarras et surtout de graves abus,
mon courageux enfant, faisant un effort sur lui-même, prit la parole pour annoncer que depuis
quelques instants il se trouvait mieux et se sentait la force de continuer la séance où d’ailleurs, disaitil,
il n’avait qu’un rôle passif et peu fatigant.
Le public accueillit cette annonce avec de vifs applaudissements, et moi, père insensé et barbare,
ne tenant aucun compte de l’avertissement que le Ciel m’envoyait pour la conservation des jours de
mon enfant, j’eus la cruauté, la folie d’accepter ce généreux dévouement. Il ne fallait pourtant qu’un
mot pour éviter la ruine, le déshonneur, la folie, et ce mot expira sur mes lèvres! Je me laissai
étourdir par les bruyantes acclamations du public, et je commençai.
J’ai déjà dit quelle était la nature du tour qui faisait courir la ville. Tout le prestige était dans la
substitution d’une balle à une autre. Un savant m’avait enseigné une composition métallique imitant le
plomb à s’y méprendre. J’en avais fait des balles, qui, placées à côté de balles véritables, n’en
pouvaient être distinguées. Seulement il fallait éviter de les presser trop fortement, parce que la
matière dont elles étaient faites était très friable; mais par cette raison, aussi, lorsqu’elles étaient
lancées par le pistolet, elles se divisaient à l’infini, et n’allaient pas plus loin que la bourre ellemême.
Jusqu’alors je n’avais pas songé qu’il pût y avoir le moindre danger dans l’exécution de cette
expérience; j’avais pris du reste mes précautions contre toute erreur. Les fausses balles étaient
enfermées dans un petit coffre dont seul j’avais la clef, et je ne l’ouvrais qu’au moment où le besoin
l’exigeait.
Ce soir-là, j’avais mis la plus grande circonspection dans les apprêts de cette scène; aussi,
comment expliquerai-je la cruelle erreur qui fut commise? Je ne le puis; aucune conjecture ne
m’éclaire; je ne dois accuser que la fatalité. Toujours est-il qu’une balle de plomb mêlée aux autres
se trouva dans la cassette, et qu’elle fut mise dans le pistolet.
Concevez-vous, maintenant, ce qu’il y a d’horrible dans cette action? Voyez-vous un père venant,
le sourire sur les lèvres, commander le coup de feu qui doit tuer son fils!….. C’est affreux, n’est-ce
pas?
Le coup part, et le spectateur cruellement adroit a visé si malheureusement, que l’enfant, frappé
au milieu du front, tombe aussitôt la face contre terre, se roule, se tord dans les convulsions d’une
courte agonie et rend le dernier soupir…..
Un instant, je restai immobile, souriant encore aux spectateurs et ne pouvant croire à un aussi
grand malheur; en une seconde, mille pensées se croisent dans mon esprit. Est-ce une illusion, une
surprise que j’ai ménagée et dont je ne me souviens plus? n’est-ce qu’une émotion de l’enfant, une
suite du malaise qu’il vient d’éprouver?
Paralysé par le doute et l’horreur, j’hésite à changer de place: mais le sang qui sort en abondance
de la blessure, me rappelle violemment à l’affreuse réalité. Je comprends enfin, et, fou de douleur, je
me précipite sur le corps inanimé de mon fils.
J’ignore ce qui se passa ensuite, ce que je devins. Lorsque je recouvrai l’usage de mes sens, je
me trouvai dans une prison, en face de deux hommes, dont l’un était un médecin, et l’autre un juge
d’instruction. Ce magistrat, compatissant à mon malheur, eut la bonté de mettre tous les égards et
toutes les formes possibles dans l’accomplissement de sa pénible mission. J’avais peine à
comprendre les questions qu’il m’adressait; je ne savais que répondre et je me contentais de verser
des larmes.
L’instruction fut promptement achevée et l’on me traduisit en cour d’assises.
Le croiriez-vous, mon enfant? Ce fut avec un indicible bonheur que je m’assis sur le banc
d’infamie, espérant n’en sortir que pour recevoir la juste punition du crime que j’avais commis.
J’étais résigné à la mort, je la désirais même, et je voulais faire tout ce qui serait en mon pouvoir
pour qu’on me délivrât d’une vie qui m’était odieuse.
J’avais déclaré ne pas vouloir me défendre: on me nomma d’office un avocat qui, pour me
sauver, déploya un talent malheureusement remarquable. Malgré mes aveux, le jugement fut rendu, et
contre mon attente, le chef principal d’accusation ayant été écarté, je ne fus reconnu coupable que
d’homicide par imprudence et condamné à six mois de prison, que je passai dans une maison de
santé.
Ce fut seulement là que je pus communiquer avec Antonio. Il vint m’apporter une affreuse
nouvelle: ma chère Antonia n’avait pu supporter tant de chagrins; elle aussi était morte!
Ce nouveau coup m’accabla tellement que je faillis en perdre la vie; je passai la plus grande
partie de ma détention dans un affaiblissement voisin de la mort; mais enfin ma nature vigoureuse
lutta contre toutes ces secousses, l’emporta, et je recouvrai la santé. J’étais en convalescence,
lorsqu’on m’ouvrit les portes de ma prison.
Le chagrin et le découragement me suivirent partout et me jetèrent dans une apathie dont rien ne
pouvait me tirer. Je fus pendant trois mois comme un insensé, courant la campagne et ne prenant de
nourriture que ce qu’il en fallait pour ne pas mourir de faim. Je sortais de chez moi au petit jour et n’y
rentrais qu’à la nuit. Il m’eût été impossible de dire ce que j’avais fait pendant ces longues
excursions; je marchais probablement sans autre but que celui de changer de place.
Une semblable existence ne pouvait durer longtemps: la misère et son triste cortége s’avançaient
d’un pas inévitable.
La maladie de ma femme, les frais judiciaires, ma détention et notre dépense pendant ces trois
mois sans travail, avaient absorbé, non-seulement mes ressources pécuniaires, mais encore la valeur
entière de mon cabinet. Antonio m’exposa notre situation et me supplia d’en sortir en reprenant le
cours de mes représentations.
Je ne pouvais laisser ce bon frère, cet excellent ami, dans une situation aussi critique: je cédai à
sa prière, à la condition cependant que je changerais mon nom contre celui de Torrini, et que je ne
jouerais jamais sur aucun théâtre.
Antonio se chargea de tout arranger suivant mes désirs. En vendant les bijoux que j’avais reçus
en présent à différentes époques, et qu’il avait à mon insu soustraits aux griffes des hommes de loi, il
paya mes dettes et fit construire la voiture où nous venons de subir un si rude échec.
De Strasbourg nous nous rendîmes à Bâle. Mes premières représentations furent empreintes de la
plus grande tristesse, mais insensiblement je suppléai à la gaîté et à l’entrain par la bonne exécution
de mes expériences; et le public finit par m’accepter ainsi.
Après avoir visité les principales villes de la Suisse, nous rentrâmes en France, et c’est en la
parcourant, mon cher enfant, que vous trouvai sur la route de Blois à Tours.
Je vis, aux dernières phrases de Torrini et à la manière dont il cherchait à abréger la fin de son
récit, que non-seulement il avait besoin de repos, mais encore qu’il sentait la nécessité de se remettre
de toutes les émotions que ces tristes souvenirs avaient excitées en lui.
Pourtant, j’avais remarqué avec joie depuis quelque temps que si ces souvenirs étaient
douloureux pour son coeur, ils n’y laissaient plus qu’une résignation empreinte de mélancolie. Sa
raison avait fini par maîtriser les écarts de son imagination, et il ne lui restait plus d’autre trace de sa
folie passée que son tic, qu’il garda jusqu’à ses derniers moments.
Quelques mots échappés à Torrini pendant son récit m’avaient confirmé dans la pensée que sa
position pécuniaire était embarrassée; je le quittai sous le prétexte de le laisser reposer, et je priai
Antonio de faire une promenade avec moi. Je voulais lui rappeler qu’il était temps de mettre à
exécution le plan que nous avions conçu et qui consistait à donner, sans en parler à notre cher malade,
une ou plusieurs représentations à Aubusson.
Antonio fut de cet avis. Mais lorsqu’il s’agit de décider qui de nous deux monterait sur la scène,
il se récusa, prétendant ne connaître de l’escamotage que ce qu’il avait été forcé d’apprendre pour
son service. Il savait, me dit-il, glisser au besoin une carte, un mouchoir, une pièce de monnaie dans
la poche d’un spectateur sans que celui-ci s’en aperçût, mais rien au-delà.
J’ai su plus tard que, sans être très adroit, Antonio en savait plus qu’il ne voulait le dire.
Nous décidâmes que je serais le représentant de notre sorcier.
Il fallait que je fusse soutenu par un grand désir d’être utile à Torrini et d’acquitter une partie de
ma dette de reconnaissance envers lui, pour me décider si brusquement à paraître en scène. Car, si
j’avais déjà donné quelques séances devant des amis, je les admettais gratuitement à mon spectacle;
cette fois, il s’agissait de spectateurs payant leurs places, et cette distinction me causait une grande
appréhension.
Cependant, une fois ma détermination prise, je me rendis avec Antonio chez le maire pour obtenir
de lui l’autorisation de donner des représentations.
Ce magistrat était un homme excellent; il connaissait l’accident qui nous était arrivé, et voyant
qu’il s’agissait d’une bonne oeuvre à faire, il nous offrit gratuitement une salle destinée aux concerts.
Bien plus, pour nous procurer l’occasion de faire quelques connaissances qui pourraient nous
être utiles, il nous engagea à aller passer chez lui la soirée du dimanche suivant.
Nous acceptâmes avec reconnaissance et nous eûmes lieu de nous en féliciter. Les invités de M.
le Maire, charmés de certains tours que j’avais exécutés devant eux, furent fidèles à la promesse
qu’ils nous avaient faite de venir assister à ma première représentation. Pas un ne manqua.
Toutefois, j’eus besoin encore, je l’avoue, de me dire que les spectateurs, instruits du but de la
séance, me tiendraient compte sans doute de mon dévouement, car le coeur me battit à rompre ma
poitrine, au moment où le rideau se leva. Quelques applaudissements me rendirent de la confiance et
je ne me tirai pas trop mal des premiers tours que j’exécutai. La réussite augmenta mon assurance, et
je finis même par avoir un aplomb dont je ne me serais pas cru capable.
Du reste, je possédais parfaitement la séance pour l’avoir vu bien des fois exécuter par Torrini.
Mes principaux tours furent la houlette, les Pyramides d’Egypte, l’Oiseau mort et vivant,
l’Omelette dans le chapeau. Je terminai par le Coup de piquet de l’aveugle, que j’avais étudié avec
soin. J’eus le bonheur de le réussir, et il enleva tous les suffrages.
Un accident, qui m’arriva dans cette séance, modéra singulièrement la joie de mon triomphe.
J’avais emprunté un chapeau pour y faire mon omelette. Les personnes qui ont vu faire ce tour
savent qu’il est principalement destiné à provoquer la gaîté dans l’assemblée, et qu’il n’y a rien à
craindre pour l’objet emprunté.
Je m’étais fort bien tiré de la première partie, qui consiste à casser des oeufs, à les battre, à y
joindre du sel et du poivre et à jeter le tout dans le chapeau.
Il s’agissait, après cela, de simuler la cuisson de l’omelette; je posai un flambeau à terre, puis
mettant au-dessus, à une distance où elle ne pouvait être atteinte, la coiffure qui devait simuler la
poêle, je lui fis décrire un petit cercle, imitant ainsi le mouvement d’oscillation que fait une
cuisinière pour empêcher l’omelette de brûler. En même temps, je débitais avec assez d’entrain des
plaisanteries appropriées à la circonstance. Le public riait si bien et si haut que je m’entendais à
peine parler. Je ne me doutais guère à ce moment de la cause réelle de cette hilarité. Hélas! je ne
tardai pas à la connaître. Une forte odeur de roussi me fit jeter les yeux sur la lumière, elle était
éteinte. Je regardai vivement le chapeau; le fond en était entièrement brûlé et taché. Il paraît que
n’ayant pas convenablement apprécié la hauteur de la bougie, j’avais commencé par rôtir le
malheureux chapeau, puis sans me douter de ce qui m’arrivait, et continuant toujours à tourner, j’étais
descendu un peu plus bas et je l’avais barbouillé de cire fondue.
Tout interdit à cette vue, je m’arrêtai, ne sachant comment sortir de ce mauvais pas.
Heureusement pour moi que mon désappointement, si véritable qu’il fût, passa pour une comédie bien
jouée; on ne doutait pas que cet accident ne fût un des agréments du tour et ne fût promptement réparé.
Cette confiance dans mon savoir-faire était un supplice de plus, car, pauvre magicien, mon
pouvoir surnaturel s’arrêtait devant la simple réparation d’un chapelier. Je n’avais qu’un moyen,
c’était de gagner du temps et de m’inspirer des circonstances. Je continuai donc l’expérience d’un air
assez dégagé pour ma position, et j’exposai aux regards du public ébahi une omelette cuite à point,
que j’eus encore le courage d’assaisonner de quelques bons mots.
Cependant, ce quart d’heure dont parle Rabelais était arrivé. Ce n’était pas assez de payer
d’audace, il fallait rendre le chapeau, et, faute de mieux, confesser publiquement ma maladresse.
Je m’étais résigné à cet acte d’humilité et je cherchais déjà à le faire le plus dignement possible,
lorsque je m’entendis appeler de la coulisse par Antonio. Sa voix suspendit sur mes lèvres la parole
prête à s’échapper et me rendit le courage, car je ne doutais pas que mon compère ne m’eût préparé
quelque porte de sortie. Je me rendis près de lui; il m’attendait un chapeau à la main.
—Tenez, me dit-il en l’échangeant contre celui que je portais, c’est le vôtre; mais peu importe,
faites bonne contenance; brossez-le comme si vous veniez d’enlever les taches, et en le remettant à la
personne dont vous avez reçu l’autre, priez-la à voix basse de lire ce qui est au fond.
Je fis ce qui m’était recommandé. Le propriétaire du chapeau brûlé, après avoir reçu le mien, se
disposait à me faire une réclamation, lorsque je le prévins par un geste qui l’engageait à lire la note
fixée sur la coiffe. Cette note était ainsi conçue:
«Une étourderie m’a fait commettre une faute que je réparerai. Demain, j’aurai l’honneur de vous
demander l’adresse de votre chapelier; en attendant, soyez assez bon pour me servir de compère et
cacher ma mésaventure.»
Ma requête eut tout le succès que je pouvais désirer, car mon secret fut parfaitement gardé et mon
honneur fut sauf.
Le succès de cette représentation m’engagea à en donner plusieurs autres qui furent également
très suivies. Les recettes furent excellentes, et nous réalisâmes une somme assez importante.
Que l’on juge de notre joie en portant triomphalement notre trésor à Torrini! Ce brave homme,
après avoir écouté tous les détails de notre complot, avait bien envie de nous gronder du silence que
nous avions gardé. Il ne put y parvenir; l’attendrissement le gagna, et, s’y laissant aller, il nous
remercia avec toute l’effusion de son excellent coeur.
Nous nous occupâmes immédiatement de liquider notre situation financière, car notre malade
était arrivé au terme de son traitement et pouvait désormais vaquer à ses affaires.
Torrini donna satisfaction complète à ses créanciers; il acheta deux bons chevaux, fit réparer sa
voiture, après quoi, n’ayant plus rien à faire à Aubusson, il décida qu’il partirait.
Le moment de nous séparer était arrivé, et mon vieil ami y était préparé depuis huit jours. Les
adieux furent douloureux pour tous; un père quittant son enfant, sans espoir de le revoir jamais, n’eût
pas éprouvé un plus violent chagrin que celui que ressentit Torrini en me serrant dans ses bras pour la
dernière fois. De mon côté, je ne pouvais me consoler de perdre deux amis avec lesquels j’eusse si
volontiers passé ma vie.
Je partis pour Blois, tandis que Torrini prenait la route de l’Auvergne.