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CHAPITRE XIX.

  • VOYAGE EN ALGÉRIE
  • CONVOCATION DES CHEFS DE TRIBUS.
  • FÊTES.
  • REPRÉSENTATIONS DEVANT LES ARABES.
  • ENERVATION D’UN KABYLE.
  • INVULNERABILITÉ.
  • ESCAMOTAGE D’UN MAURE.
  • PANIQUE ET FUITE DES SPECTATEURS.
  • RÉCONCILIATION.
  • LA SECTE DES AÏSSAOUA.
  • LEURS PRÉTENDUS MIRACLES.
  • EXCURSION DANS L’INTÉRIEUR DE L’ALGÉRIE.
  • LA DEMEURE D’UN BACH-AGHA.
  • REPAS COMIQUE.
  • UNE SOIRÉE DE HAUTS DIGNITAIRES ARABES.
  • MYSTIFICATION D’UN MARABOUT.
  • L’ARABE SOUS SA TENTE, ETC. ETC.
  • RETOUR EN FRANCE.
  • CONCLUSION.

Inveni portum; spes et fortuna, valete!
Enfin, je suis au port; espérance et fortune,
Salut!……

algerie houdin

Me voilà donc arrivé au but de toutes mes espérances! J’ai dit adieu pour toujours à la vie
d’artiste, et de ma retraite, j’envoie un dernier salut à mes bons et gracieux spectateurs. Désormais
plus d’anxiété, plus d’inquiétudes; libre et tranquille, je vais me livrer à de paisibles études et jouir
de la plus douce existence qu’il soit permis à l’homme de goûter sur terre.
J’en étais là de mes plans de félicité, lorsqu’un jour je reçus une lettre de M. le colonel de
Neveu, chef du bureau politique à Alger. Ce haut fonctionnaire me priait de me rendre dans notre
Colonie, pour y donner des représentations devant les principaux chefs de tribus arabes.
Cette proposition me trouva en pleine lune de miel, si je puis m’exprimer ainsi. A peine remis
des fatigues de mes voyages, je goûtais à longs traits les douceurs de ce repos tant désiré; il m’eût
coûté d’en rompre sitôt le charme. J’exprimai à M. de Neveu tous mes regrets de ne pouvoir alors
accepter son invitation.
Le colonel prit acte de mes regrets, et l’année suivante, il me les rappela. C’était en 1855; mais
j’avais présenté à l’Exposition universelle plusieurs applications nouvelles de l’électricité à la
mécanique, et, ayant appris que le jury m’avait jugé digne d’une récompense, je ne voulais pas quitter
Paris sans l’avoir reçue. Tel fut du moins le motif sur lequel j’appuyai un nouveau refus, accompagné
de nouveaux regrets.
Mais le colonel faisait collection de tous ces regrets, et vers le mois de juin de l’année 1856, il
me les présenta comme une lettre de change à acquitter. Cette fois, j’étais à bout d’arguments sérieux,
et, bien qu’il m’en coûtât de quitter ma retraite pour aller affronter les caprices de la Méditerranée
dans les plus mauvais mois de l’année, je me décidai à partir.
Il fut convenu que je serais rendu à Alger pour le 27 septembre suivant, jour où devaient
commencer les grandes fêtes que la capitale de l’Algérie offre annuellement aux Arabes.
Je dois dire aussi que ce qui influença beaucoup ma détermination, ce fut de savoir que la
mission pour laquelle on m’appelait en Algérie avait un caractère quasi-politique. J’étais fier, moi
simple artiste, de pouvoir rendre un service à mon pays.

M. de Neveu colonel d'état-major [1809-1871], chef du bureau politique de l'Algérie Album de la dation Zoummeroff intitulé «Souvenirs de l'Algérie. Province d'Alger» (1856-1857) réalisé par Félix Jacques Antoine Moulin ayant appartenu au général Daumas (1803-1871).

M. de Neveu colonel d’état-major [1809-1871], chef du bureau politique de l’Algérie
Album de la dation Zoummeroff intitulé «Souvenirs de l’Algérie. Province d’Alger» (1856-1857) réalisé par Félix Jacques Antoine Moulin ayant appartenu au général Daumas (1803-1871).

On n’ignore pas que le plus grand nombre des révoltes qu’on a eu à réprimer en Algérie ont été
suscitées par des intrigants qui se disent inspirés par le Prophète, et qui sont regardés par les Arabes
comme des envoyés de Dieu sur la terre, pour les délivrer de l’oppression des Roumi (chrétiens).
Or, ces faux prophètes, ces saints marabouts qui, en résumé, ne sont pas plus sorciers que moi, et
qui le sont encore moins, parviennent cependant à enflammer le fanatisme de leurs coreligionnaires à
l’aide de tours de passe-passe aussi primitifs que les spectateurs devant lesquels ils sont présentés.
Il importait donc au gouvernement de chercher à détruire leur funeste influence, et l’on comptait
sur moi pour cela. On espérait, avec raison, faire comprendre aux Arabes, à l’aide de mes séances,
que les tours de leurs marabouts ne sont que des enfantillages et ne peuvent plus, en raison de leur
naïveté, représenter les miracles d’un envoyé du Très-Haut; ce qui nous conduisait aussi tout
naturellement à leur montrer que nous leur sommes supérieurs en toutes choses et que, en fait de
sorciers, il n’y a rien de tel que les Français.
On verra plus tard le succès qu’obtint cette habile tactique.
Du jour de mon acceptation à celui de mon départ, il devait s’écouler trois mois; je les employai
à préparer un arsenal complet de mes meilleurs tours, et je partis de Saint-Gervais le 10 septembre.
Je glisserai rapidement sur le récit de mon voyage à travers la France et la Méditerranée; je dirai
seulement qu’à peine en mer, je désirais déjà être arrivé, et que ce fut avec une joie indicible que,
après trente-six heures de navigation, j’aperçus la capitale de notre colonie.
J’étais attendu. Une ordonnance vint au-devant de moi dans une charmante barque et me conduisit
à l’hôtel d’Orient, où l’on m’avait retenu un appartement.
Le Gouvernement avait fort bien fait les choses, car il m’avait logé comme un prince. De la
fenêtre de mon salon je voyais la rade d’Alger, et ma vue n’avait d’autre limite que l’horizon. La mer
est toujours belle lorsqu’on la voit de sa fenêtre; aussi, chaque matin, je l’admirais et lui pardonnais
ses petites taquineries passées.
De mon hôtel j’apercevais aussi cette magnifique place du Gouvernement, plantée d’orangers
comme on n’en voit pas en France. Ils étaient à cette époque chargés de fleurs épanouies et de fruits
en pleine maturité.
Par la suite, nous nous plaisions, Mme Robert-Houdin et moi, à aller le soir, sous leur ombrage,
prendre une glace à la porte d’un Tortoni algerien, tout en respirant la brise parfumée que nous
apportait la mer. Après ce plaisir, rien ne nous intéressait autant que l’observation de cette immense
variété d’hommes qui circulaient devant nous.
On eût dit que les cinq parties du monde avaient envoyé leurs représentants en Algérie: c’étaient
des Français, des Espagnols, des Maltais, des Italiens, des Allemands, des Suisses, des Prussiens,
des Belges, des Portugais, des Polonais, des Russes, des Anglais, des Américains, tous faisant partie
de la population algérienne. Joignons à cela les différents types arabes, tels que les Maures, les
Kabyles, les Koulougly, les Biskri, les Mozabites, les Nègres, les Juifs arabes, et l’on aura une idée
du spectacle qui se déroulait à nos yeux.
Lorsque j’arrivai à Alger, M. de Neveu m’apprit qu’une partie de la Kabylie s’étant révoltée, le
Maréchal Gouverneur venait de partir avec un corps expéditionnaire pour la soumettre. En
conséquence de ce fait, les fêtes pour lesquelles on devait convoquer les chefs arabes ne pouvaient
avoir lieu avant un mois, et mes représentations étaient remises à cette époque.
—J’ai à vous demander maintenant, ajouta le colonel, si vous voulez souscrire à ce nouvel
engagement.
—Mon colonel, dis-je sur le ton de la plaisanterie, je me regarde comme engagé militairement,
puisque je relève de M. le Gouverneur. Fidèle à mon poste et à ma mission, je resterai, quoi qu’il
arrive.
—Très bien! Monsieur Robert-Houdin, fit en riant le colonel, vous agissez là en véritable soldat
français, et la colonie vous en saura gré. Du reste, nous tâcherons que votre service en Algérie vous
soit le plus doux possible. Nous avons donné des ordres à votre hôtel, pour que vous et Mme Robert-
Houdin n’ayez point à regretter le bien-être que vous avez quitté pour venir ici. (J’ai oublié de dire
que dans mes conditions d’engagement, j’avais stipulé que Mme Robert-Houdin m’accompagnerait.)
Si en attendant vos représentations officielles, il vous était agréable, pour occuper vos loisirs, de
donner des séances au théâtre de la ville, le Gouverneur le met à votre disposition trois jours par
semaine, les autres jours appartenant à la troupe d’opéra.
Cette proposition me convenait à merveille; j’y voyais trois avantages: le premier, de me refaire
la main, car il y avait deux ans que j’avais quitté la scène; le second, d’essayer les effets de mes
expériences sur les Arabes de la ville; le troisième, de faire de fructueuses recettes. J’acceptai, et
comme j’adressais mes remerciements à M. de Neveu:
—C’est à nous de vous remercier, me dit-il, en donnant des représentations à Alger pendant
l’expédition de Kabylie, vous nous rendez un grand service.
—Lequel, colonel?
—En occupant l’imagination des Algériens, nous les empêchons de se livrer, sur les éventualités
de la campagne, à d’absurdes suppositions, qui pourraient être très préjudiciables au gouvernement.
—S’il en est ainsi, je vais me mettre immédiatement à l’oeuvre.
Le colonel partit le lendemain pour rejoindre le maréchal. Auparavant, il m’avait remis entre les
mains de l’autorité civile, c’est-à-dire qu’il m’avait présenté au maire de la ville, M. de Guiroye, qui
déploya envers moi une extrême obligeance pour me faciliter l’organisation de mes séances.
On pourrait croire qu’en raison du haut patronage sur lequel j’étais appuyé, je n’eus qu’à suivre
un sentier semé de fleurs, comme dirait un poète, pour arriver à mes représentations. Il n’en fut rien;
j’eus à subir une foule de tracasseries qui auraient pu m’ennuyer beaucoup, si je n’avais été muni
d’un fond de philosophie à toute épreuve.
M. D…., directeur privilégié de la salle Bab-Azoun, venait de commencer sa saison théâtrale
avec une troupe d’opéra; craignant que les succès d’un étranger sur sa propre scène ne détournassent
l’attention publique de ses représentations, il se hâta de faire des réclamations auprès de l’autorité.
Le maire, pour toute consolation, lui répondit que le Gouvernement voulait qu’il en fût ainsi. M.
D…. protesta et alla même jusqu’à menacer de quitter sa direction. Le maire se renferma dans son
inflexible décision.
Le temps tournait au noir, et la ville d’Alger se trouvait sous le coup d’une éclipse totale de
direction, lorsque par esprit de conciliation, je consentis à ne jouer que deux fois par semaine, et à
attendre pour commencer mes séances que les débuts de la troupe d’opéra fussent terminés.
Cette concession calma un peu l’impresario, sans toutefois me gagner ses bonnes grâces. M. D….
se tint toujours à mon égard dans une froideur qui témoignait de son mécontentement. Mais j’étais
dans les dispositions qu’a presque toujours un homme complétement indépendant: cette froideur ne
me rendit point malheureux.
Je sus également me mettre au-dessus des taquineries que me suscitèrent certains employés
subalternes de la direction, et, fort de cette pensée que mon voyage d’Algérie devait être un voyage
d’agrément, je pris le parti de rire de ces attaques mesquines. D’ailleurs mon attention était tout
entière à une chose bien plus intéressante pour moi.
Les journaux avaient annoncé mes représentations. Cette nouvelle souleva aussitôt dans la presse
algérienne une polémique dont l’étrangeté ne contribua pas peu à donner une grande publicité à mes
débuts.
«Robert-Houdin, dit un journal, ne peut pas être à Alger, puisque tous les jours on voit annoncer
dans les journaux de Paris: «Robert-Houdin, tous les soirs, à 8 heures.»
—Pourquoi, répondit plaisamment un autre journal, Robert-Houdin ne donnerait-il pas des
représentations à Alger, tout en restant à Paris? Ne sait-on pas que ce sorcier a le don de l’ubiquité,
et qu’il lui arrive souvent de donner, le même jour et en personne, des séances à Paris, à Rome et à
Moscou?
La discussion continua ainsi pendant plusieurs jours, les uns niant ma présence, les autres
l’affirmant.
Le public d’Alger voulait bien accepter ce fait comme une de ces plaisanteries qu’on qualifie
généralement du nom de canard, mais il voulait aussi qu’on l’assurât qu’il ne serait pas victime d’une
mystification en venant au théâtre.
Enfin, on parla sérieusement, et les journalistes expliquèrent alors que M. Hamilton, en succédant
à son beau-frère, avait conservé pour titre de son théâtre le nom de ce dernier, de sorte que Robert-
Houdin pouvait aussi bien s’appliquer à l’artiste qui portait ce nom qu’à son genre de spectacle.
Cette curieuse polémique, les tracasseries suscitées par M. D…., et, j’aime à le croire, l’attrait de
mes séances, attirèrent un concours prodigieux de spectateurs. Tous les billets avaient été pris à
l’avance, et la salle fut remplie à s’y étouffer; c’est le mot. Nous étions à la mi-septembre, et le
thermomètre marquait encore 35 degrés centigrades.
Pauvres spectateurs, comme je les plaignais! A en juger par ce que j’éprouvais moi-même, c’était
à sécher sur place, à être momifié. Je craignais bien que l’enthousiasme, ainsi que cela arrive
toujours en pareil cas, ne fût en raison inverse de la température. Je n’eus au contraire qu’à me louer
de l’accueil qui me fut fait, et je tirai de ce succès un heureux présage pour l’avenir.
Afin de ne point enlever au récit de mes représentations officielles, comme les nommait M. de
Neveu, l’intérêt que le lecteur doit y trouver, je ne donnerai aucun détail sur celles qui les
précédèrent et qui furent toutes comme autant de ballons d’essai. Du reste, les Arabes y vinrent en
petit nombre. Ces hommes de nature indolente et sensuelle mettent bien au-dessus du plaisir d’un
spectacle le bonheur de s’étendre sur une natte et d’y fumer en paix.
Aussi, le gouverneur, guidé par la connaissance approfondie qu’il avait de leur caractère, ne les
invitait-il jamais à une fête; il les y convoquait militairement. C’est ce qui eut lieu pour mes
représentations.
Ainsi que M. de Neveu me l’avait annoncé, le corps expéditionnaire rentra à Alger le 20 octobre,
et les fêtes qui avaient été suspendues par la guerre, furent annoncées pour le 27. On envoya des
émissaires sur les différents points de la colonie, et au jour fixé, les chefs de tribus, accompagnés
d’une suite nombreuse, se trouvèrent en présence du Maréchal-Gouverneur.
Ces fêtes d’automne, les plus brillantes de l’Algérie, et qui sont sans rivales peut-être dans
aucune autre contrée du monde, présentent un aspect pittoresque et véritablement remarquable.
J’aimerais à pouvoir peindre ici la physionomie étrange que prit la capitale de l’Algérie à
l’arrivée des goums du Tell et du Sud; et ce camp des indigènes, inextricable pêle-mêle de tentes,
d’hommes, de chevaux, qui offrait mille contrastes aussi séduisants que bizarres; et le brillant cortége
du Gouverneur général au milieu duquel les chefs Arabes, à l’air sévère, attiraient les regards par le
luxe des costumes, la beauté des chevaux et l’éclat des harnachements tout brodés d’or; et ce
merveilleux hippodrome, placé entre la mer, le riant côteau de Mustapha, la blanche ville d’Alger et
la plaine d’Hussein-Dey, que dominent au loin de sombres montagnes. Mais je n’en dirai rien. Je ne
décrirai pas non plus ces exercices militaires, image d’une guerre sans règle et sans frein qu’on
appelle la Fantasia, où 1,200 Arabes, montés sur de superbes coursiers, s’animant et poussant des
cris sauvages comme en un jour de bataille, déployèrent tout ce qu’un homme peut posséder de
vigueur, d’adresse et d’intelligence. Je ne parlerai même pas de cette admirable exhibition d’étalons
arabes dont chaque sujet excitait au passage la plus vive admiration; car tout cela a été dit, et j’ai hâte
d’arriver à mes représentations, dont les différents épisodes ne furent pas, j’ose le dire, les moins
intéressants de cette immense fête. Je ne citerai qu’un fait, parce qu’il m’a vivement frappé.
J’ai vu dans ces luttes hippiques, où hommes et chevaux, l’oeil en feu, la bouche écumante,
semblent dépasser en vitesse nos plus puissantes locomotives; j’ai vu, dis-je, un cavalier montant un
magnifique cheval arabe, vaincre à la course, non-seulement tous les chevaux de son cercle, mais
distancer encore dans une course suprême tous les chevaux vainqueurs. Ce cavalier avait douze ans et
pouvait passer sous son cheval sans se baisser[19].
Les courses durèrent trois jours. Je devais donner mes représentations à la fin du second et
troisième.
Avant d’en parler, je dirai un mot du théâtre d’Alger.
C’est une assez jolie salle dans le genre de celle des Variétés à Paris, et décorée avec assez de
goût. Elle est située à l’extrémité de la rue Bab-Azoum, sur la place qui porte ce nom. L’extérieur en
est monumental et d’un aspect séduisant; la façade surtout est d’une grande élégance de style.
En voyant cet immense édifice, on pourrait croire qu’il renferme une vaste salle. Il n’en est rien.
L’architecte a tout sacrifié aux exigences de l’ordre public et de la circulation. Les escaliers, les
couloirs et le foyer occupent un aussi grand espace que la salle entière. Peut-être cet artiste a-t-il pris
en considération le nombre des amateurs de spectacle qui est assez restreint à Alger, et a-t-il pensé
qu’une petite salle offrirait aux artistes une plus grande chance de succès.
Le 28 octobre, jour convenu pour la première de mes représentations devant les Arabes, j’étais
de bonne heure à mon poste, et je pus jouir du spectacle de leur entrée dans le théâtre.
Chaque goum, rangé par compagnie, fut introduit séparément et conduit dans un ordre parfait aux
places qui lui étaient assignées d’avance. Ensuite vint le tour des chefs, qui se placèrent avec tout le
calme que comporte leur caractère.
Leur installation fut assez longue à opérer, car ces hommes de la nature ne pouvaient pas
comprendre qu’on s’emboîtât ainsi, côte à côte, pour assister à un spectacle, et nos siéges si
confortables, loin de leur sembler tels, les gênaient singulièrement. Je les vis se remuer pendant
longtemps et chercher à replier sous eux leurs jambes, à la façon des tailleurs européens.
Le maréchal Randon, sa famille et son état-major occupaient deux loges d’avant-scène, à droite
du théâtre. Le Préfet et quelques-unes des autorités civiles étaient vis-à-vis dans deux autres loges.
Le Maire s’était placé près des stalles de balcon. M. le colonel de Neveu était partout: c’était
l’organisateur de la fête.
Les Caïds, les Aghas, les Bach-Aghas, et autres Arabes titrés eurent les honneurs de la salle: ils
occupèrent les stalles d’orchestre et de balcon.
Au milieu d’eux étaient quelques officiers privilégiés, et enfin des interprètes se mêlèrent de tous
côtés aux spectateurs pour leur traduire mes paroles.
On m’a rapporté aussi que des curieux qui n’avaient pu obtenir des billets d’entrée, avaient pris
le burnous arabe et, la tête ceinte de la corde de poil de chameau, s’étaient faufilés parmi leurs
nouveaux co-religionnaires.
C’était vraiment un coup-d’oeil non moins curieux qu’admirable que cette étrange composition de
spectateurs.
Le balcon, surtout, présentait un aspect aussi beau qu’imposant. Une soixantaine de chefs Arabes,
revêtus de leurs manteaux rouges (indice de leur soumission à la France), sur lesquels brillaient une
ou plusieurs décorations, se tenaient avec une majestueuse dignité, attendant gravement ma
représentation.
J’ai joué devant de brillantes assemblées, mais jamais devant aucune qui m’ait aussi vivement
impressionné; toutefois cette impression que je ressentis au lever du rideau, loin de me paralyser,
m’inspira au contraire une vive sympathie pour des spectateurs dont les physionomies semblaient si
bien préparées à accepter les prestiges qui leur avaient été annoncés. Dès mon entrée en scène, je me
sentis tout à l’aise et comme joyeux du spectacle que j’allais me donner.
J’avais bien un peu, je l’avoue, l’envie de rire et de moi et de mon assistance, car je me
présentais la baguette à la main avec toute la gravité d’un véritable sorcier. Je n’y cédai pas. Il ne
s’agissait plus ici de distraire et de récréer un public curieux et bienveillant; il fallait frapper juste et
fort sur des imaginations grossières et sur des esprits prévenus, car je jouais le rôle de Marabout
français.
Comparées aux simples tours de leurs prétendus sorciers, mes expériences devaient être pour les
Arabes de véritables miracles.
Je commençai ma séance au milieu du silence le plus profond, je dirais presque le plus religieux,
et l’attention des spectateurs était telle, qu’ils paraissaient comme pétrifiés sur place. Leurs doigts
seuls, agités d’un mouvement nerveux, faisaient glisser rapidement les grains de leurs chapelets,
pendant qu’ils invoquaient sans doute la protection du Très-Haut.
Cet état apathique de mes spectateurs ne me satisfaisait pas; je n’étais pas venu en Algérie pour
visiter un salon de figures de cire; je voulais autour de moi du mouvement, de l’animation, de
l’existence enfin.
Je changeai de batterie. Au lieu de généraliser mes interpellations, je m’adressai plus
particulièrement à quelques-uns d’entre les Arabes, je les stimulai par mes paroles et surtout par mes
actions. L’étonnement fit place alors à un sentiment plus expressif, qui se traduisit bientôt par de
bruyants éclats.
Ce fut surtout lorsque je fis sortir des boulets de canon d’un chapeau, que mes spectateurs,
quittant leur gravité, exprimèrent leur joyeuse admiration par les gestes les plus bizarres et les plus
énergiques.
Vinrent ensuite, accueillis avec le même succès, la Corbeille de fleurs, paraissant instantanément
au milieu d’un foulard; la Corne d’abondance, fournissant une multitude d’objets que je distribuai,
sans pouvoir cependant satisfaire aux nombreuses demandes faites de toutes parts, et plus encore par
ceux mêmes qui avaient déjà les mains pleines; les pièces de cinq francs, envoyées à travers la salle
dans un coffre de cristal suspendu au milieu des spectateurs.
Il est un tour que j’eusse bien désiré faire, c’était celui de ma bouteille inépuisable, si appréciée
des Parisiens et des ouvriers de Manchester. Je ne pouvais le faire figurer dans cette séance, car, on
le sait, les sectateurs de Mahomet ne boivent aucune liqueur fermentée, du moins en public. Je le
remplaçai avec assez d’avantage par le suivant.
Je pris une coupe en argent, de celles qu’on appelle bols de punch dans les cafés de Paris. J’en
dévissai le pied, et, passant ma baguette au travers, je montrai que ce vase ne contenait rien; puis,
ayant rajusté les deux parties, j’allai au milieu du parterre; et là, à mon commandement, le bol fut
magiquement rempli de dragées qui furent trouvées excellentes.
Les bonbons épuisés, je renversai le vase et je proposai de l’emplir de très bon café, à l’aide
d’une simple conjuration…… Et passant gravement par trois fois ma main sur le vase, une vapeur
épaisse en sortit à l’instant et annonça la présence du précieux liquide. Le bol était plein de café
bouillant; je le versai aussitôt dans des tasses et je l’offris à mes spectateurs ébahis.
Les premières tasses ne furent acceptées, pour ainsi dire, qu’à corps défendant. Aucun Arabe ne
voulut d’abord tremper ses lèvres dans un breuvage qu’il croyait sorti de l’officine du Diable; mais,
séduits insensiblement par le parfum de leur liqueur favorite, autant que poussés par les sollicitations
des interprètes, quelques-uns des plus hardis se décidèrent à goûter le liquide magique, et bientôt
tous suivirent leur exemple.
Le vase, rapidement vidé, fut non moins rapidement rempli à différentes reprises, et comme
l’aurait fait ma bouteille inépuisable, il satisfit à toutes les demandes; on le remporta même encore
plein.
Cependant il ne me suffisait pas d’amuser mes spectateurs, il fallait aussi, pour remplir le but de
ma mission, les étonner, les impressionner, les effrayer même par l’apparence d’un pouvoir
surnaturel.
Mes batteries étaient dressées en conséquence: j’avais gardé pour la fin de la séance trois trucs
qui devaient achever d’établir ma réputation de sorcier.
Beaucoup de lecteurs se rappelleront avoir vu dans mes représentations un coffre petit, mais de
solide construction, qui, remis entre les mains des spectateurs, devenait lourd ou léger à mon
commandement. Un enfant pouvait le soulever sans peine, ou bien l’homme le plus robuste ne pouvait
le bouger de place.
Revêtu de cette fable, ce tour faisait déjà beaucoup d’effet. J’en augmentai considérablement
l’action en lui donnant une autre mise en scène.
Je m’avançai, mon coffre à la main, jusqu’au milieu d’un praticable qui communiquait de la
scène au parterre. Là, m’adressant aux Arabes:
—D’après ce que vous venez de voir, leur dis-je, vous devez m’attribuer un pouvoir surnaturel;
vous avez raison. Je vais vous donner une nouvelle preuve de ma puissance merveilleuse en vous
montrant que je puis enlever toute sa force à l’homme le plus robuste, et la lui rendre à ma volonté.
Que celui qui se croit assez fort pour subir cette épreuve s’approche de moi. (Je parlais doucement
afin de donner le temps aux interprètes de traduire mes paroles.)

houdin algerie
Un Arabe d’une taille moyenne, mais bien pris de corps, sec et nerveux, comme le sont les
hercules Arabes, monta avec assez de confiance près de moi.
—Es-tu bien fort, lui dis-je, en le toisant des pieds à la tête?
—Oui, fit-il d’un air d’insouciance.
—Es-tu sûr de rester toujours ainsi?
—Toujours.
—Tu te trompes, car en un instant, je vais t’enlever tes forces et te rendre aussi faible qu’un
enfant.
L’Arabe sourit dédaigneusement en signe d’incrédulité.
—Tiens, continuai-je, enlève ce coffre.
L’Arabe se baissa, souleva la boîte et me dit froidement: N’est-ce que cela?
—Attends….. répondis-je…..
Alors, avec toute la gravité que m’imposait mon rôle, je fis du bras un geste imposant, et
prononçai solennellement ces paroles:
—Te voilà plus faible qu’une femme; essaye maintenant de lever cette boîte.
L’hercule, sans s’inquiéter de ma conjuration, saisit une seconde fois le coffret par la poignée, et
donne une vigoureuse secousse pour l’enlever; mais cette fois, le coffre résiste, et, en dépit des plus
vigoureuses attaques, reste dans la plus complète immobilité.
L’Arabe épuise en vain sur le malheureux coffret une force qui eût pu soulever un poids énorme,
jusqu’à ce qu’enfin épuisé, haletant, rouge de dépit, il s’arrête, devient pensif, et semble commencer
à comprendre l’influence de la magie.
Il est près de se retirer; mais se retirer, c’est s’avouer vaincu, c’est reconnaître sa faiblesse, c’est
n’être plus qu’un enfant, lui dont on respecte la vigueur musculaire. Cette pensée le rend presque
furieux.
Puisant de nouvelles forces dans les encouragements que ses amis lui adressent du geste et de la
voix, il promène sur eux un regard semblant leur dire: vous allez voir ce que peut un enfant du désert.
Il se baisse de nouveau vers le coffre; ses mains nerveuses s’enlacent dans la poignée, et ses
jambes placées de chaque côté comme deux colonnes de bronze, serviront d’appui à l’effort suprême
qu’il va tenter. Nul doute que sous cette puissante action la boîte ne vole en éclats.
O prodige! cet Hercule tout à l’heure si puissant et si fier, courbe maintenant la tête; ses bras
rivés au coffre cherchent dans une violente contraction musculaire à se rapprocher de sa poitrine; ses
jambes fléchissent, il tombe à genoux en poussant un cri de douleur.
Une secousse électrique, produite par un appareil d’induction, venait, à un signal donné par moi,
d’être envoyée du fond de la scène à la poignée du coffre. De là les contorsions du pauvre Arabe.
Faire prolonger cette commotion eût été de la barbarie.
Je fis un second signal et le courant électrique fut aussitôt interrompu. Mon athlète dégagé de ce
lien terrible, lève les mains au-dessus de sa tête:
—Allah! Allah! s’écrie-t-il plein d’effroi, puis s’enveloppant vivement dans les plis de son
burnous, comme pour cacher sa honte, il se précipite à travers les rangs des spectateurs et gagne la
porte de la salle.
A l’exception des loges d’avant-scène[20] et des spectateurs privilégiés, qui paraissaient prendre
un grand plaisir à cette expérience, mon auditoire était devenu grave et sérieux, et j’entendais les
mots Chitan, Djenoun (Satan, Génie) circuler sourdement parmi ces hommes crédules, qui, tout en
me regardant, semblaient s’étonner de ce que je ne possédais aucun des caractères physiques que l’on
prête à l’ange des ténèbres.
Je laissai quelques instants mon public se remettre de l’émotion produite par mon expérience et
par la fuite de l’hercule Arabe.
Un des moyens employés par les Marabouts pour se grandir aux yeux des Arabes et établir leur
domination, c’était de faire croire à leur invulnérabilité.
L’un d’eux entre autres faisait charger un fusil qu’on devait tirer sur lui à une courte distance.
Mais en vain la pierre lançait-elle des étincelles; le Marabout prononçait quelques paroles
cabalistiques, et le coup ne partait pas.
Le mystère était bien simple: l’arme ne partait pas parce que le Marabout en avait habilement
bouché la lumière.
Le Colonel de Neveu m’avait fait comprendre l’importance de discréditer un tel miracle en lui
opposant un tour de prestidigitation qui lui fût supérieur. J’avais mon affaire pour cela.
J’annonçai aux Arabes que je possédais un talisman pour me rendre invulnérable, et que je
défiais le meilleur tireur de l’Algérie de m’atteindre.

algerie houdin
J’avais à peine terminé ces mots, qu’un Arabe qui s’était fait remarquer depuis le commencement
de la séance par l’attention qu’il prêtait à mes expériences, enjamba quatre rangées de stalles, et
dédaignant de passer par le praticable, traversa l’orchestre en bousculant flûtes, clarinettes et
violons, escalada la scène, non sans se brûler à la rampe, et une fois arrivé me dit en français:
—Moi, je veux te tuer.
Un immense éclat de rire accueillit et la pittoresque ascension de l’Arabe et ses intentions
meurtrières, en même temps qu’un interprète, qui se trouvait peu éloigné de moi, me faisait connaître
que j’avais affaire à un Marabout.
—Toi, tu veux me tuer, lui dis-je en imitant le son de sa voix et son accent, eh bien! moi je te
réponds que, si sorcier que tu sois, je le serai encore plus que toi, et que tu ne me tueras pas.
Je tenais en ce moment un pistolet d’arçon à la main; je le lui présentai.
—Tiens, prends cette arme, assure-toi qu’elle n’a subi aucune préparation.
L’Arabe souffla plusieurs fois par le canon, puis par la cheminée, en recevant l’air sur sa main,
pour s’assurer qu’il y avait bien communication de l’une à l’autre, et après avoir examiné l’arme
dans tous ses détails:
—Le pistolet est bon, dit-il, et je te tuerai.
—Puisque tu y tiens, et pour plus de sûreté, mets double charge de poudre et une bourre par
dessus.
—C’est fait.
—Voici maintenant une balle de plomb; marque-la avec un couteau, afin de pouvoir la
reconnaître, et mets-la dans le pistolet en la recouvrant d’une seconde bourre.
—C’est fait.
—Tu es bien sûr maintenant que ton arme est chargée et que le coup partira. Dis-moi,
n’éprouves-tu aucune peine, aucun scrupule à me tuer ainsi, quoique je t’y autorise?
—Non, puisque je veux te tuer, répéta froidement l’Arabe.
Sans répliquer, je piquai une pomme sur la pointe d’un couteau, et me plaçant à quelques pas du
Marabout, je lui commandai de faire feu.
—Vise droit au coeur, lui criai-je.
Mon adversaire ajusta aussitôt sans marquer la moindre hésitation.
Le coup partit, et le projectile vint se planter au milieu de la pomme.
J’apportai le talisman à l’Arabe qui reconnut la balle marquée par lui.
Je ne saurais dire si cette fois la stupéfaction fut plus grande que dans le tour précédent; ce que je
pus constater, c’est que mes spectateurs ahuris, en quelque sorte, par la surprise et l’effroi, se
regardaient en silence et semblaient se dire dans un muet langage: où diable nous sommes-nous
fourrés?
Bientôt une scène plaisante vint dérider grand nombre de physionomies. Le Marabout, quelque
stupéfait qu’il fût de sa défaite, n’avait point perdu la tête; profitant du moment où il me rendait le le
pistolet, il s’empara de la pomme, la mit immédiatement dans sa ceinture, et ne voulut à aucun prix
me la rendre, persuadé qu’il était sans doute d’avoir là un incomparable talisman.
Pour le dernier tour de ma séance, j’avais besoin du concours d’un Arabe.
A la sollicitation de quelques interprètes, un jeune Maure d’une vingtaine d’années, grand, bien
fait et revêtu d’un riche costume, consentit à monter sur le théâtre. Plus hardi ou plus civilisé sans
doute que ses camarades de la plaine, il s’avança résolument près de moi.
Je le fis approcher de la table qui était au milieu de la scène, et lui montrai ainsi qu’aux autres
spectateurs qu’elle était mince et parfaitement isolée. Après quoi, et sans autre préambule, je lui dis
de monter dessus, et je le couvris d’un énorme gobelet d’étoffe ouvert par le haut.
Attirant alors ce gobelet et son contenu sur une planche, dont mon domestique et moi, nous
tenions les deux extrémités, nous nous avançons jusqu’à la rampe avec notre lourd fardeau et nous
renversons le tout…. L’Arabe avait disparu; le gobelet était entièrement vide!
Alors commença un spectacle que je n’oublierai jamais.
Les Arabes avaient été tellement impressionnés par ce dernier tour, que, poussés par une terreur
indicible, ils se lèvent dans toutes les parties de la salle, et se livrent instantanément aux évolutions
d’un sauve-qui-peut général. La foule est surtout compacte et animée aux portes du balcon, et l’on
peut juger, à la vivacité des mouvements et au trouble des grands dignitaires, qu’ils sont les premiers
à quitter la salle.
Vainement l’un d’eux, le Caïd des Beni-Salah, plus courageux que ses collègues, cherche à les
retenir par ces paroles:
Arrêtez! arrêtez! nous ne pouvons laisser perdre ainsi l’un de nos coreligionnaires; il faut
absolument savoir ce qu’il est devenu, ce qu’on en a fait. Arrêtez!… arrêtez!
Bast! les coreligionnaires n’en fuient que de plus belle, et bientôt le courageux Caïd, entraîné luimême
par l’exemple, suit le torrent des fuyards.
Ils ignoraient ce qui les attendait à la porte du théâtre. A peine avaient-ils descendu les degrés du
péristyle qu’ils se trouvèrent face à face avec le Maure ressuscité.
Le premier mouvement d’effroi passé, on entoure notre homme, on le tâte, on l’interroge; mais,
ennuyé de ces questions multipliées, il ne trouve rien de mieux que de se sauver à toutes jambes.
Le lendemain, la deuxième représentation eut lieu et produisit à peu de chose près les mêmes
effets que la première.
Le coup était porté; dès lors les interprètes et tous ceux qui approchèrent les Arabes reçurent
l’ordre de travailler à leur faire comprendre que mes prétendus miracles n’étaient que le résultat
d’une adresse, inspirée et guidée par un art qu’on nomme prestidigitation, et auquel la sorcellerie est
tout à fait étrangère.
Les Arabes se rendirent sans doute à ce raisonnement, car je n’eus par la suite qu’à me louer des
relations amicales qui s’établirent entre eux et moi. Chaque fois qu’un chef me rencontrait, il ne
manquait pas de venir au-devant de moi et de me serrer la main. Et, ainsi qu’on va le voir, ces
hommes que j’avais tant effrayés, devenus mes amis, me donnèrent un précieux témoignage de leur
estime, et je puis le dire aussi, de leur admiration, car c’est leur propre expression.
Trois jours s’étaient écoulés depuis ma dernière représentation, lorsque je reçus dans la matinée
une missive du Gouverneur, qui me recommandait de me rendre à midi précis, heure militaire.
Je n’eus garde de manquer à ce rendez-vous formel, et le dernier coup de midi sonnait encore à
l’horloge de la mosquée voisine, que je me faisais annoncer au Palais. Un officier d’état-major se
présenta aussitôt.
—Venez avec moi, Monsieur Robert-Houdin, me dit-il avec un air quasi-mystérieux, je suis
chargé de vous conduire.
Je suivis mon conducteur, et au bout d’une galerie que nous venions de traverser, la porte d’un
magnifique salon s’étant ouverte, un étrange tableau s’offrit à mes regards. Une trentaine des plus
importants chefs arabes étaient debout symétriquement rangés en cercle dans l’appartement, de sorte
qu’en entrant je me trouvai naturellement au milieu d’eux.
—Salam alikoum (que le salut soit sur toi)! firent-ils tous d’une voix grave et presque solennelle,
en portant la main sur leur coeur, selon l’usage arabe.
Je répondis d’abord à ce salut par une légère inclinaison de tête et de corps, ainsi que nous le
pratiquons, nous autres Français, et ensuite par quelques poignées de main, en commençant par ceux
des chefs avec lesquels j’avais eu l’occasion de faire connaissance.
En tête se trouvait le Bach-Agha-Bou-Allem, le Rotschild africain, dans la tente duquel j’étais
allé prendre le café, dans le camp que les Arabes avaient formé près de l’hippodrome pour le temps
des courses.

Ben Médine

Ben Médine: Chaouch, Beghafor : Bach-Chaouch, El Hadj Boualem : Cheik des Surala, Ben Doualy : Agha des Gharraba, El Hadj Ali son kalifat.1856

Venait ensuite le Caïd Assa, à la jambe de bois, qui m’avait également offert le chibouk et le
café, au même campement. Ce chef n’entend pas un mot de français, si bien que lors de la visite que
je lui fis avec mon ami Boukandoura, autre Arabe de distinction avec lequel j’avais lié connaissance,
ce dernier put me raconter en sa présence, sans qu’il se doutât qu’on parlait de lui, l’histoire de sa
jambe de bois.
—Assa, me dit mon ami, ayant eu la jambe fracassée dans une affaire contre les Français, dut à
l’agilité de son cheval d’échapper à l’ennemi vainqueur; une fois en lieu de sûreté, il s’était lui-même
coupé la jambe au-dessus du genou, et dans sa sauvage énergie, il avait ensuite plongé dans un vase
rempli de poix bouillante l’extrémité de ce membre ainsi mutilé, afin d’en arrêter l’hémorrhagie.
Voulant rendre les salutations que j’avais reçues, je fis le tour du groupe, adressant à chacun un
bonjour de forme variée. Mais ma besogne, car c’en était une de serrer toutes ces mains rudes et
nerveuses, fut considérablement abrégée; les rangs s’étaient éclaircis à mon approche; bon nombre
des assistants ne s’étaient pas senti le courage de toucher la main de celui qu’ils avaient pris
sérieusement pour un sorcier ou pour le Diable en personne.
Quoi qu’il en fût, cet incident ne troubla en aucune façon la cérémonie; on rit un peu de la
pusillanimité des fuyards, puis chacun reprit cette gravité qui est l’état normal de la physionomie
arabe.
Alors le plus âgé de l’assemblée s’avança vers moi et déroula une énorme pancarte. C’était une
adresse écrite en vers, vrai chef-d’oeuvre de calligraphie indigène, qui était enrichie de gracieuses
arabesques exécutées à la main.
Le digne Arabe, qui avait bien au moins soixante-dix ans, lut sans lunettes, à haute, mais
inintelligible voix, pour moi du moins qui ne connaissais que trois mots de la langue arabe, le
morceau de poésie musulmane.
Sa lecture terminée, l’orateur tira de sa ceinture le cachet de sa tribu et l’apposa solennellement
au bas de la page. Les principaux chefs et dignitaires Arabes suivirent son exemple. Quand tous les
sceaux eurent été apposés, mon vieil interlocuteur prit le papier, s’assura si les empreintes étaient
parfaitement séchées, fit un rouleau, et, me le présentant, me dit en français et d’un ton profondément
pénétré:
—A un marchand on donne de l’or; à un guerrier on offre des armes; à toi, Robert-Houdin, nous
te présentons un témoignage de notre admiration que tu pourras léguer à tes enfants. Et traduisant un
vers qu’il venait de me lire en langue arabe, il ajouta:
—Pardonne-nous de te présenter si peu, mais convient-il d’offrir la nacre à celui qui possède la
perle?
J’avoue bien franchement que de ma vie je n’éprouvai une aussi douce émotion; jamais aucun
bravo, aucune marque d’approbation ne me porta si vivement au coeur. Emu plus que je ne puis le
dire, je me retournai pour essuyer furtivement une larme d’attendrissement.
Ces détails et ceux qui vont suivre blessent bien un peu ma modestie, mais je n’ai pu me résigner
à les passer sous silence; que le lecteur veuille bien ne les accepter que comme un simple tableau de
moeurs.
Je déclare, du reste, qu’il ne m’est jamais entré dans l’esprit de me trouver digne d’éloges aussi
vivement poétisés. Et pourtant je ne puis m’empêcher d’être aussi flatté que reconnaissant de cet
hommage, et de le regarder comme le plus précieux souvenir de ma vie d’artiste.
Cette déclaration terminée, je vais donner la traduction de l’adresse, telle qu’elle a été faite par
le calligraphe arabe lui-même:

«Hommage offert à Robert-Houdin par les chefs de tribus arabes, à la suite de ses séances
données à Alger, les 28 et 29 octobre 1856.
GLOIRE A DIEU
qui enseigne ce que l’on ignore, qui rend sensibles les trésors de la pensée par les fleurs de
l’éloquence et les signes de l’écriture.
»Le destin aux généreuses mains, du milieu des éclairs et du tonnerre, a fait tomber d’en haut,
comme une pluie forte et bienfaisante, la merveille du moment et du siècle, celui qui cultive des arts
surprenants et des sciences merveilleuses, le sid Robert-Houdin.
»Notre temps n’a vu personne qui lui soit comparable. L’éclat de son talent surpasse ce que les
âges passés ont produit de plus brillant. Parce qu’il l’a possédé, son siècle est le plus illustre.
»Il a su remuer nos coeurs, étonner nos esprits, en nous montrant les faits surprenants de sa
science merveilleuse. Nos yeux n’avaient jamais été fascinés par de tels prodiges. Ce qu’il accomplit
ne saurait se décrire, nous lui devons notre reconnaissance pour tout ce dont il a délecté nos regards
et nos esprits; aussi notre amitié pour lui s’est-elle enracinée dans nos coeurs comme une pluie
parfumée, et nos poitrines l’enveloppent-elles précieusement.
»Nous essayerions vainement d’élever nos louanges à la hauteur de son mérite; nous devons
abaisser nos fronts devant lui et lui rendre hommage, tant que la pluie bienfaisante fécondera la terre,
tant que la lune éclairera les nuits, tant que les nuages viendront tempérer l’ardeur du soleil.
»Ecrit par l’esclave de Dieu,

»ALI-BEN-EL-HADJI MOUÇA.»

«Pardonne-nous de te présenter si peu, etc…» Suivent les signatures et les cachets des chefs de
tribus.
Au sortir de cette cérémonie et après que les Arabes nous eurent quittés, le Maréchal-
Gouverneur, que je n’avais pas vu depuis mes représentations, voulant me donner une idée de l’effet
qu’elles avaient produit sur l’esprit des indigènes, me cita le trait suivant:
Un chef Kabyle, venu à Alger pour faire sa soumission, avait été conduit à ma première
représentation.
Le lendemain, de très bonne heure, il se rend au palais et demande à parler au Gouverneur.
—Je viens, dit-il au Maréchal, te demander l’autorisation de retourner tout de suite dans ma
tribu.
—Tu dois savoir, répond le Gouverneur, que les formalités ne sont pas encore remplies, et que
tes papiers ne seront en règle que dans trois jours; tu resteras donc jusqu’à cette époque.
—Allah est grand, dit l’Arabe, et s’il lui plaît, je partirai avant; tu ne me retiendras pas.
—Tu ne partiras pas si je le défends, j’en suis certain; mais, dis-moi, pourquoi es-tu si pressé de
t’en aller?
—Après ce que j’ai vu hier, je ne veux pas rester à Alger; il m’arriverait malheur.
—Est-ce que tu as pris ces miracles au sérieux?
Le Kabyle regarda le Maréchal d’un air d’étonnement, et sans répondre directement à la question
qui lui était faite:
—Au lieu de faire tuer tes soldats pour soumettre les Kabyles, dit-il, envoie ton marabout
français chez les plus rebelles, et avant quinze jours, il te les amènera tous ici.
Le Kabyle ne partit pas, on parvint à calmer ses craintes; toutefois il fut un de ceux qui, dans la
cérémonie qui venait d’avoir lieu, s’étaient éloignés le plus à mon approche.
Un autre Arabe disait encore en sortant d’une de mes séances:
—Il faudra maintenant que nos marabouts fassent des miracles bien forts pour nous étonner.
Ces renseignements, dans la bouche du Gouverneur, me furent très agréables. Jusqu’alors je
n’avais pas été sans inquiétude, et, bien que je fusse certain d’avoir produit une vive impression dans
mes séances, j’étais enchanté de savoir que le but de ma mission avait été rempli selon les vues du
Gouvernement. Du reste, avant de partir pour la France, le Maréchal voulut bien m’assurer encore
que mes représentations en Algérie avaient produit les plus heureux résultats sur l’esprit des
indigènes.
Quoique mes représentations fussent terminées, je ne me pressai pas cependant de rentrer en
France. J’étais curieux d’assister, à mon tour, à quelque scène d’escamotage exécutée par des
Marabouts ou par d’autres jongleurs indigènes. J’avais promis en outre à plusieurs chefs Arabes
d’aller les visiter dans leur douars. Je voulais me procurer ce double plaisir.
Il est peu de Français qui, après un court séjour en Algérie, n’aient entendu parler des Aïssaoua
et de leurs merveilles. Les récits qui m’avaient été faits des exercices des sectaires de Sidi-Aïssa
m’avaient inspiré le plus vif désir de les voir exécuter, et j’étais persuadé que tous leurs miracles ne
devaient être que des trucs plus ou moins ingénieux, dont il me serait sans doute possible de donner
le mot.
Or, M. le colonel de Neveu m’avait promis de me faire assister à ce spectacle; il me tint parole.
A un jour indiqué par le Mokaddem, président habituel de ces sortes de réunions, nous nous
rendîmes, en compagnie de quelques officiers d’état-major et de leurs femmes, dans une maison
arabe, et nous pénétrâmes par une porte basse dans la cour intérieure du bâtiment, où devait avoir
lieu la cérémonie. Des lumières artistement collées sur les parois des murs et des tapis étendus sur
des dalles attendaient l’arrivée des frères. Un coussin était destiné au Mokaddem.
Chacun de nous se plaça de manière à ne pas gêner les exécutants. Nos dames montèrent aux
galeries du premier étage, de sorte qu’elles se trouvaient par ce fait, comme nous disons en France,
aux premières loges.
Mais je vais laisser le Colonel de Neveu raconter lui-même cette séance, en la copiant
textuellement dans son intéressant ouvrage sur les Ordres religieux chez les Musulmans en Algérie:
«Les Aïssaoua entrent, se placent en cercle dans la cour et bientôt commencent leurs chants. Ce
sont d’abord des prières lentes et graves qui durent assez longtemps; viennent ensuite les louanges en
l’honneur de Sidi-Mohammet-Ben-Aïssa, le fondateur de l’ordre; puis les frères et le Mokaddem,
prenant des tambours de basque, animent successivement la cadence, en s’exaltant mutuellement
d’une manière toujours croissante.
»Après deux heures environ, les chants étaient devenus des cris sauvages et les gestes des frères
avaient suivi la même progression. Tout-à-coup, quelques-uns se lèvent et se placent sur une même
ligne en dansant et prononçant aussi gutturalement que possible, avec toute la vigueur de leurs
énergiques poumons, le nom sacré d’Allah. Ce mot qui désigne la Divinité, sortant de la bouche des
Aïssaoua, semblait être plutôt un rugissement féroce qu’une invocation adressée à l’Etre suprême.
Bientôt le bruit augmente, les gestes les plus extravagants commencent, les turbans tombent, laissent
paraître à nu ces têtes rasées qui ressemblent à celles des vautours; les longs plis des ceintures
rouges se déroulent, embarrassent les gestes et augmentent le désordre.
»Alors les Aïssaoua marchent sur les mains et les genoux, imitent les mouvements de la bête. On
dirait qu’ils n’agissent uniquement que par l’effet d’une force musculaire que ne dirige plus la raison,
et qu’ils oublient qu’ils sont hommes.
»Lorsque l’exaltation est à son comble, que la sueur ruisselle de tous leurs corps, les Aïssaoua
commencent leurs jongleries. Ils appellent le Mokaddem leur père, et lui demandent à manger; celuici
distribue aux uns des morceaux de verre qu’ils broient entre leurs dents; à d’autres, il met des
clous dans la bouche; mais au lieu de les avaler, ils ont soin de se cacher la tête sous les plis du
bournous du Mokaddem, afin de ne pas laisser voir aux assistants qu’ils les rejettent. Ceux-ci
mangent des épines et des chardons; ceux-là passent leur langue sur un fer rouge ou le prennent entre
leurs mains sans se brûler. L’un se frappe le bras gauche avec la main droite; les chairs paraissent
s’ouvrir, le sang coule en abondance; il repasse la main sur son bras, la blessure se ferme, le sang a
disparu. L’autre saute sur le tranchant d’un sabre que deux hommes tiennent par les extrémités et ne se
coupe pas les pieds. Quelques-uns tirent de petits sacs en peau, des scorpions, des serpents, qu’ils
mettent intrépidement dans leur bouche.»
Je m’étais blotti derrière une colonne d’où je pouvais tout voir de très près sans être aperçu.
J’avais à coeur de n’être point la dupe de ces tours mystérieux; j’y prêtai donc une attention très
soutenue.
Autant par les remarques que je fis sur le lieu même de la scène que par les recherches
ultérieures auxquelles je me suis livré, je suis maintenant en mesure de donner une explication
satisfaisante des miracles des Aïssaoua. Seulement, pour ne pas interrompre trop longuement mon
récit, je renverrai le lecteur, curieux de ces détails, à la fin de cet ouvrage, au chapitre spécial que
j’ai intitulé: UN COURS DE MIRACLES.
Je crois être d’autant plus compétent pour donner ces explications, que quelques-uns de ces tours
rentrent dans le domaine de l’escamotage, et que les autres ont pour base des phénomènes tirés des
sciences physiques.
Une fois instruit du secret des jongleries exécutées par les Aïssaoua, je pouvais me mettre en
route pour l’intérieur de l’Afrique. Je partis donc, muni de lettres du Colonel de Neveu pour
plusieurs chefs de bureaux arabes, ses subordonnés, et j’emmenai avec moi Mme Robert-Houdin, qui
se montrait tout heureuse de faire cette excursion.
Nous allions voir l’Arabe sous sa tente ou dans sa maison; goûter à son couscoussou, que nous ne
connaissions que de nom; étudier par nous-mêmes les moeurs, les habitudes domestiques de
l’Afrique; il y avait là certes de quoi enflammer notre imagination. Et c’est à peine si je songeais par
moments, moi qui redoutais tant le mauvais temps sur mer, que le mois où nous nous rembarquerions
pour la France, serait précisément un de ceux où la Méditerranée est le plus agitée!
Parmi les Arabes qui m’avaient engagé à les visiter, Bou-Allem-Ben-Cherifa, Bach-Agha du
D’jendel, m’avait fait des instances si vives, que je me décidai à commencer mes visites par lui.
Notre voyage d’Alger à Médéah fut tout prosaïque; une diligence nous y conduisit en deux jours.
A cela près de l’intérêt que nous inspira la végétation toute particulière du sol de l’Algérie, ainsi
que le fameux col de la Mouzaïa, que nous traversâmes au galop, les incidents du voyage furent les
mêmes que sur les grandes routes de France. Les hôtels étaient tenus par des Français; on y dînait à
table d’hôte avec le même menu, le même prix, le même service. Cette existence de commis-voyageur
n’était pas ce que nous rêvions en quittant Alger. Aussi fûmes-nous enchantés de mettre pied à terre à
Médéah; au-delà la diligence ne suivait plus la même direction que nous.
Le capitaine Ritter, chef du bureau arabe de Médéah, chez lequel je me rendis, avait assisté à mes
représentations à Alger; je n’eus donc pas besoin de lui présenter la lettre de recommandation qui lui
était adressée par M. de Neveu. Il me reçut avec une affabilité qui, du reste, est le propre de son
caractère, et Mme Ritter, femme également gracieuse, voulut bien se joindre à son mari pour nous
faire visiter la ville. J’eus vraiment un grand regret d’être forcé de quitter dès le lendemain matin des
personnes aussi aimables; mais il fallait me hâter de faire mon voyage avant de voir arriver les pluies
d’automne, qui rendent les routes impraticables, et souvent même très dangereuses.
Le capitaine se rendit à mes désirs. Il nous prêta deux chevaux de son écurie, et nous donna pour
guide jusque chez Bou-Allem un Caïd qui parlait très bien français.
Cet Arabe avait été pris tout jeune dans une tente, qu’Abdel-Kader avait été forcé d’abandonner
dans une de ses nombreuses défaites. Le gouvernement avait mis l’enfant au collége Louis-le-Grand,
où il avait fait d’assez bonnes études. Mais toujours poursuivi par le souvenir du ciel de l’Afrique et
du couscoussou national, notre bachelier ès-sciences avait demandé comme une grâce la faveur de
rentrer en Algérie. Par égard pour son éducation, on l’avait nommé Caïd d’une petite tribu dont j’ai
oublié le nom, mais qui se trouvait sur la route que nous devions parcourir.
Mon guide, que j’appellerai Mohammed, parce que son nom ne me revient pas non plus à la
mémoire (ces noms arabes sont difficiles à retenir pour quiconque n’a pas un peu vécu en Algérie),
Mohammed, donc, était accompagné de quatre Arabes de sa tribu; deux d’entre eux étaient chargés du
transport de nos bagages, et les deux autres devaient nous servir de domestiques. Tous étaient à
cheval, et marchaient derrière nous.
Nous partîmes à huit heures du matin. Notre première étape ne devait pas être longue, car
Mohammed m’avait assuré que, s’il plaisait à Dieu (formule sans laquelle un vrai croyant ne parle
jamais de l’avenir), nous arriverions chez lui pour déjeûner. En effet, environ trois heures après notre
départ, notre petite caravane arriva dans le modeste douar[21] de Mohammed. Nous mîmes pied à
terre devant une maisonnette entièrement construite en branches d’arbres et dont la toiture était à
peine de hauteur d’homme. C’était le salon de réception du Caïd.
La porte en était ouverte; mon guide nous donna l’exemple en entrant le premier et nous le
suivîmes. Un seul meuble ornait l’intérieur de ce réduit: c’était un petit escabeau de bois. Mme
Robert-Houdin s’en fit un siége. Mohammed et moi, nous nous assîmes sur un tapis qu’un Arabe
venait d’étendre à nos pieds, et l’on ne tarda pas à servir le déjeûner. Mohammed, qui voulait sans
doute se faire pardonner une faute grave qu’il méditait, nous traita somptueusement et presque à la
française. Un potage au gras, des rôtis de volaille, quelques ragoûts excellents que je ne saurais
décrire, parce que je n’ai jamais fait de grandes études dans l’art culinaire, et de la pâtisserie que
n’eût certes pas désavouée Félix, furent successivement apportés devant nous. On nous avait donné, à
ma femme et à moi, chose inouïe chez un Arabe, un couteau, une cuillère et une fourchette de fer.
Le repas avait été apporté d’un gourbi[22] voisin où demeurait la mère du Caïd. Cette femme avait
habité longtemps Alger, et elle y avait puisé les connaissances dont elle venait de nous donner un
échantillon.
Quant à Mohammed, en reprenant le costume musulman, il avait repris également les usages de
ses ancêtres; pour toute nourriture, il s’était remis aux dattes et au couscoussou, à moins qu’il n’eût
quelque convive, ce qui était fort rare.
Notre déjeûner terminé, notre hôte nous conseilla de nous remettre en route, si nous voulions
arriver chez Bou-Allem avant la fin du jour. Nous suivîmes son avis.
De Médéah à la tribu de Mohammed, nous avions suivi une route assez praticable; en sortant de
chez lui, nous entrâmes dans un pays inculte et désert, où l’on ne voyait d’autres traces de passage
que celles que nous laissions nous-mêmes. Le soleil dardait ses plus brûlants rayons sur nos têtes, et
nous ne trouvions sur notre chemin aucun ombrage pour nous en garantir. Souvent aussi notre marche
devenait très pénible; nous rencontrions des ravins dans lesquels il nous fallait descendre au risque
de briser les jambes de nos chevaux et de nous rompre le cou. Pour nous faire prendre patience, notre
guide nous annonçait que nous ne tarderions pas à gagner un terrain moins accidenté, et nous
continuions notre route.
Il y avait environ deux heures que nous avions quitté notre première halte, lorsque Mohammed,
qui avait lancé son cheval au galop, nous quitta en nous criant qu’il allait revenir, et disparut derrière
une colline.
Nous ne revîmes plus notre Caïd.
J’ai su depuis que, jaloux de la richesse de Bou-Allem, il avait préféré encourir une punition,
plutôt que de rendre visite à son rival.
Cette fuite nous mit, Mme Robert-Houdin et moi, dans une grande inquiétude, que nous nous
communiquâmes sans crainte d’être compris par nos guides.
Nous avions à redouter le mauvais exemple donné par Mohammed; les quatre Arabes ne
pouvaient-ils pas imiter leur chef et nous abandonner à leur tour? Que deviendrions-nous dans un
pays où, lors même que nous rencontrerions quelqu’un, nous ne pourrions parvenir à nous en faire
comprendre?
Mais nous en fûmes quittes pour la peur; nos braves conducteurs nous restèrent fidèles et furent
même très polis et très complaisants pendant toute la route. Du reste, ainsi que nous l’avait annoncé
Mohammed, nous gagnâmes bientôt un chemin qui nous conduisit directement à la demeure de Bou-
Allem.
Comparativement à la maison du caïd, celle du Bach-Agha pouvait passer pour une habitation
princière, moins pourtant par l’aspect architectural des bâtiments que pour leur étendue. Comme dans
toutes les maisons arabes, on n’y voyait extérieurement que des murs; toutes les fenêtres donnaient sur
les cours ou sur les jardins.
Bou-Allem et son fils, Agha lui-même, avertis de notre arrivée, vinrent à notre rencontre et nous
adressèrent en arabe des compliments que je ne compris pas, mais que je supposai être dans la
formule des salamalecs usités chez eux en pareil cas, c’est-à-dire:
Soyez les bienvenus, ô les invités de Dieu!
Telle était du reste ma confiance, que quelques choses qu’ils nous eussent dites, je les aurais
accueillies comme des politesses.
Nous descendîmes de cheval, et, sur l’invitation qui nous en fut faite, nous nous assîmes sur un
banc de pierre où l’on ne tarda pas à nous servir le café. En Algérie, on fume et l’on prend du café
toute la journée. Il est vrai que cette liqueur ne se fait pas aussi forte qu’en France, et que les tasses
sont très petites.
Bou-Allem, qui avait allumé une pipe, me l’offrit. C’était un honneur qu’il me faisait, de fumer
après lui; je n’eus garde de refuser, bien que j’eusse autant aimé qu’il en fût autrement.
Comme je l’ai dit, je ne savais de la langue arabe que trois ou quatre mots. Avec un aussi pauvre
vocabulaire, il m’était difficile de causer avec mes hôtes. Néanmoins, ils se montrèrent extrêmement
joyeux de ma visite; car, à chaque instant, ils me faisaient grand nombre de protestations en mettant
chaque fois la main sur leur coeur. Je répondais par les mêmes signes, et je n’avais ainsi aucuns frais
d’imagination à faire pour soutenir la conversation.
Plus tard, cependant, poussé par un appétit dont je ne prévoyais pas la prompte satisfaction, je
risquai une nouvelle pantomime. Mettant la main sur le creux de mon estomac et prenant un air de
souffrance, je cherchai à faire comprendre à Bou-Allem que nous avions besoin d’une nourriture plus
substantielle que ses compliments de civilité. L’intelligent Arabe me comprit et donna des ordres
pour qu’on hâtât le repas.
En attendant, et pour nous faire patienter, il nous offrit par gestes de nous faire visiter ses
appartements.
Nous montâmes un petit escalier en pierre. Arrivés au premier étage, notre conducteur ouvrit une
porte dont l’entrée offrait cette particularité, que pour y passer, il fallait à la fois baisser la tête et
lever le pied. En d’autres termes, cette porte était si basse, qu’un homme d’une taille ordinaire ne
pouvait la franchir sans se courber, et comme le seuil en était élevé, il fallait enjamber pardessus.
Cette chambre devait être le salon de réception du Bach-Agha. Les murailles en étaient couvertes
d’arabesques rouges rehaussées d’or, et le plancher couvert de magnifiques tapis de Turquie. Quatre
divans, revêtus de riches étoffes de soie, en formaient tout l’ameublement avec une petite table en
acajou, sur laquelle étaient étalés des pipes, des tasses à café en porcelaine, et quelques autres objets
à l’usage particulier des Musulmans.
Bou-Allem y prit un flacon rempli d’eau de rose, et nous en versa dans les mains. Le parfum était
délicat. Malheureusement notre hôte tenait à faire grandement les choses, et pour nous montrer le cas
qu’il faisait de nous, il usa le reste du flacon à nous asperger littéralement de la tête jusqu’aux pieds.
Me tournant vers Mme Robert-Houdin, je lui dis, en faisant une imperceptible grimace: J’aime le
parfum, mais jusqu’à un certain point; car nous empestions à force de sentir bon.
Nous visitâmes encore deux autres grandes chambres, plus simplement décorées que la première
et dans l’une desquelles se trouvait un énorme divan. Bou-Allem nous fit comprendre que c’était là
qu’il couchait.
Ces détails eussent été très intéressants dans tout autre moment, mais nous mourions de faim et,
comme dit le proverbe: Ventre affamé n’a ni yeux ni oreilles. J’étais tout prêt à recommencer ma
fameuse phrase mimée, lorsqu’en passant dans une petite pièce qui n’avait pour tout ameublement
qu’un tapis de pied, notre cicerone ouvrit la bouche, indiqua avec le doigt qu’on allait y mettre
quelque chose et nous fit ainsi comprendre que nous étions dans la salle à manger. Je mis la main sur
mon coeur pour exprimer le plaisir que j’en éprouvais.
Sur l’invitation de Bou-Allem, nous nous assîmes sur le tapis, autour d’un large plateau qu’on y
avait déposé en guise de table.
Une fois installés, deux Arabes se présentèrent pour nous servir.
En France, les domestiques servent la tête découverte; en Algérie, ils gardent leur coiffure, mais
en revanche, comme marque de respect, ils laissent leurs chaussures à la porte de l’appartement et
servent nu-pieds; entre nos serviteurs et ceux des Arabes, il n’y a de différence que des pieds à la
tête.
Nous étions seuls attablés avec Bou-Allem. Le fils n’avait pas l’honneur de dîner avec son père,
qui mangeait presque toujours seul.
On apporta sur le plateau une sorte de saladier rempli de quelque chose qui ressemblait à du
potage à la citrouille. J’aime assez ce mets.
—Quelle heureuse idée, dis-je à ma femme! Bou-Allem a deviné mes goûts; comme je vais faire
honneur à son cuisinier!
Notre hôte comprit sans doute le sens de mon exclamation, car nous présentant à chacun une
rustique cuillère de bois, il nous engagea à suivre son exemple, et plongea son arme jusqu’au manche
dans la gamelle. Nous l’imitâmes.
Pour mon compte, je sortis bientôt une énorme cuillerée, que je portai avec empressement à ma
bouche; mais à peine l’eus-je goûté:
—Pouah! m’écriai-je en faisant une horrible grimace, qu’est-ce cela? J’ai la bouche en feu!
Mme Robert-Houdin arrêta une cuillerée qu’elle tenait près de ses lèvres, puis, soit appétit, soit
curiosité, elle voulut s’assurer par elle-même du goût de notre potage; elle en essaya, mais elle ne
tarda pas à joindre son concert au mien en toussant à perdre haleine. C’était une soupe au piment.
Tout en paraissant contrarié de ce contre-temps, notre hôte avalait sans sourciller d’énormes
cuillerées du potage, et chaque fois il étendait les bras d’un air de béatitude qui semblait nous dire:
C’est pourtant bien bon!
On desservit la soupière presque vide.
—Bueno! bueno! exclama Bou-Allem, en nous montrant un plat qu’on venait de mettre devant
nous.
Bueno est espagnol. Le brave Bach-Agha qui savait deux ou trois mots de cette langue, n’était pas
fâché de nous montrer son érudition.
Ce fameux plat était une sorte de ragoût qui semblait avoir quelque analogie avec un haricot de
mouton. Quand j’étais à Belleville, c’était le plat chef-d’oeuvre de Mme Auguste, et je lui faisais
toujours un très bon accueil. Aussi en souvenir de ma bonne cuisinière, je me préparai à fondre sur le
ragoût; mais je cherchai vainement autour de moi une fourchette, un couteau, ou même la cuillère de
bois qu’on nous avait donnée pour le potage.
Bou-Allem me sortit d’embarras. Il me montra, en puisant lui-même dans le plat avec ses doigts,
que la fourchette était un instrument tout à fait inutile.
Comme la faim nous pressait, nous passâmes pardessus certaine répugnance, et ma femme, à mon
exemple, pêcha délicatement un petit morceau de mouton. La sauce en était encore fortement épicée.
Toutefois, en mangeant très peu de viande et beaucoup d’un mauvais petit pain sans levain qu’on nous
avait servi,
Nous pûmes adoucir la force du poison.
Pour être agréable à notre hôte, j’eus le malheur de lui répéter le mot espagnol qu’il m’avait
appris. Ce compliment, qu’il croyait sincère, lui fit un grand plaisir, et pour le mieux justifier encore,
il retira un os garni de viande, en arracha quelques morceaux avec ses ongles et les offrit galamment
à Mme Robert-Houdin.
Je prévins une seconde édition de cette politesse en puisant moi-même dans le ragoût.
Je me demandais comment ma femme arriverait à se débarrasser de ce singulier cadeau: elle le
fit beaucoup plus adroitement que je ne l’eusse pensé. Bou-Allem ayant tourné la tête pour donner des
ordres, le morceau de viande fut remis dans le plat avec une étonnante subtilité, et nous eûmes bien
envie de rire, lorsque notre hôte, qui ne se doutait de rien, reprit ce fragment de mouton pour son
propre compte.
Nous accueillîmes avec une grande satisfaction un poulet rôti que l’on nous servit après le
ragoût; je me chargeai de le découper, autrement dit, de le dépecer avec mes doigts, et je le fis assez
délicatement. Nous le trouvâmes tellement de notre goût qu’il n’en resta pas la moindre bribe.
Vinrent successivement d’autres mets, auxquels nous goûtâmes avec précaution, et dans le
nombre, le fameux couscoussou, que je trouvai détestable. Enfin, des friandises terminèrent le repas.
Nous avions les mains dans un triste état. Un Arabe nous apporta à chacun une cuvette et du
savon pour nous laver.
Bou-Allem, après avoir également terminé cette opération et s’être de plus lavé la barbe avec
beaucoup de soin, fit mousser son eau de savon, en prit plein sa main et s’en rinça la bouche. C’est du
reste la seule liqueur qui fut présentée sur la table[23].
Après le dîner, nous nous dirigeâmes vers un autre corps de logis, et, chemin faisant, nous fûmes
rejoints par un Arabe que Bou-Allem avait envoyé chercher.
Cet homme avait été longtemps domestique à Alger; il parlait très-bien le français et devait nous
servir d’interprète.
Nous entrâmes dans une petite pièce fort proprement décorée, dans laquelle il y avait deux
divans.
Voici, nous dit notre hôte, la chambre réservée pour les étrangers de distinction; tu peux te
coucher quand tu voudras, mais si tu n’es pas fatigué, je te demanderai la permission de te présenter
quelques notables de ma tribu, qui, ayant entendu parler de toi, veulent te voir.
—Fais-les venir, dis-je, après avoir consulté Mme Robert-Houdin, nous les recevrons avec
plaisir.
L’interprète sortit et ramena bientôt une douzaine de vieillards, parmi lesquels se trouvaient un
Marabout et plusieurs talebs (savants).
Le Bach-Agha semblait avoir pour eux une grande déférence.
On s’assit en rond sur le tapis et l’on entama sur mes séances d’Alger une conversation très
animée. Cette sorte de Société savante discutait sur la possibilité des prodiges racontés par le chef de
la tribu, qui prenait un plaisir extrême à dépeindre ses impressions et celles de ses coreligionnaires à
la vue des miracles que j’avais exécutés.
Chacun prêtait une grande attention à ces récits et me regardait avec une sorte de vénération. Le
Marabout seul se montrait très sceptique, et prétendait que les spectateurs avaient été dupes de ce
qu’il appelait une vision.
Dans l’intérêt de ma réputation de sorcier français, je dus faire devant l’incrédule quelques tours
d’adresse comme spécimen de ceux de ma séance. J’eus le plaisir d’émerveiller mon auditoire; mais
le Marabout continuait de me faire une opposition systématique dont ses voisins étaient visiblement
ennuyés. Le pauvre homme ne s’attendait guère au tour que je lui ménageais.
Mon antagoniste portait dans sa ceinture une montre dont la chaîne pendait au dehors.
Je crois avoir déjà fait part au lecteur d’un certain talent de société que je possède, et qui
consiste à enlever une montre, une épingle, un portefeuille, etc., avec une adresse dont plusieurs de
mes amis ont été maintes fois les victimes.
Je suis heureusement né avec un coeur droit et honnête, sans cela ce genre de talent eût pu me
conduire fort loin. Lorsque dans l’intimité la fantaisie me poussait à cette espièglerie, je la faisais
tourner au profit d’un tour d’escamotage, ou bien encore j’attendais que mon ami eût pris congé de
moi et je le rappelais: «Tenez, lui disais-je en lui présentant l’objet dérobé, que ceci vous serve de
leçon pour vous mettre en garde contre l’adresse de gens moins honnêtes que moi.»
Mais revenons à notre Marabout. Je lui avais enlevé sa montre en passant près de lui, et j’avais
fait glisser à sa place une pièce de cinq francs.
Pour détourner les soupçons, et en attendant que j’utilisasse mon larcin, j’improvisai un tour.
Après avoir escamoté le chapelet de Bou-Allem, qu’il portait sur lui, je le fis passer dans une des
nombreuses babouches laissées, selon l’usage, au seuil de la porte, par tous les assistants. Cette
chaussure se trouva remplie de pièces de monnaie, et, pour terminer cette petite scène d’une manière
comique, je fis sortir des pièces de cinq francs du nez de tous les spectateurs. Chacun d’eux prenait
tant de plaisir à cet exercice que c’était à n’en plus finir: Douros, douros[24] me disaient-ils en se
tirant le nez. Je me prêtais volontiers à leurs désirs et les douros sortaient à mon commandement.
La joie était si grande, que plusieurs Arabes se roulaient par terre; cette grosse joie de la part des
mahométans valait pour moi des applaudissements frénétiques.
J’avais affecté de m’éloigner du Marabout qui, comme je m’y attendais, était resté sérieux et
impassible.
Quand le calme se fut rétabli, mon rival se mit à parler avec vivacité à ses voisins, sans doute
pour chercher à détruire leur illusion, et ne pouvant y parvenir, il s’adressa à moi par l’intermédiaire
de l’interprète.
—Ce n’est pas moi que tu tromperais ainsi, me dit-il d’un air narquois.
—Pourquoi cela?
—Parce que je ne crois pas à ton pouvoir.
—Ah! vraiment. Eh bien! si tu ne crois pas à mon pouvoir, je te forcerai bien de croire à mon
adresse.
—Ni à l’un ni à l’autre.
J’étais à ce moment éloigné du Marabout de toute la longueur de la chambre.
—Tiens, lui dis-je, tu vois cette pièce de cinq francs.
—Oui.
—Ferme la main avec force, car la pièce va s’y rendre malgré toi.
—Je l’attends, dit l’Arabe d’un ton d’incrédulité, en avançant la main vigoureusement fermée.
Je pris la pièce au bout de mes doigts en la faisant bien remarquer par l’assemblée, puis feignant
de l’envoyer vers le Marabout, je la fis disparaître en disant passe.
Mon homme ouvrit la main, et n’y trouvant rien, il se contenta de hausser les épaules, comme
pour me dire: «Tu vois que je te l’avais dit.»
Je savais bien que la pièce n’y était pas. Mais il importait de détourner pour un instant l’attention
du Marabout de sa ceinture, et c’est pour cela que j’avais fait cette feinte.
—Cela ne m’étonne pas, lui dis-je, car j’ai lancé la pièce avec tant de force qu’elle a traversé ta
main et qu’elle est tombée dans ta ceinture. Craignant de casser ta montre par le choc, je l’ai fait
venir à moi; la voici.» Et je la lui montrai au bout de mes doigts.
Le Marabout porta vivement la main à sa ceinture pour s’assurer de la vérité, et demeura
stupéfait en n’y trouvant plus que la pièce de cinq francs annoncée.
Les assistants furent émerveillés; toutefois quelques-uns d’entre eux faisaient rouler les grains de
leur chapelet avec une vivacité qui témoignait d’une certaine agitation de leur esprit; le Marabout
fronçait le sourcil sans mot dire; je vis qu’il machinait quelque mauvais tour.
—Je crois maintenant à ton pouvoir surnaturel, me dit-il, tu es un véritable sorcier; aussi j’espère
que tu ne craindras pas de répéter ici un tour que tu as fait sur ton théâtre. «Et me présentant deux
pistolets qu’il tenait cachés sous son burnous: «Tiens, choisis une de ces armes, nous allons la
charger, et je tirerai sur toi. Tu n’as rien à craindre puisque tu sais parer les coups.»
J’avoue que je fus un instant interdit. Je cherchais un subterfuge et je n’en trouvais pas. Tous les
yeux étaient fixés sur moi, et l’on attendait une réponse.
Le Marabout était triomphant.
Bou-Allem qui savait que mes tours n’étaient que le résultat de l’adresse, se montra mécontent
qu’on osât ainsi tourmenter son hôte; il en fit des reproches au Marabout.
Je l’arrêtai; il m’était venu une idée qui pouvait me sortir d’embarras, du moins pour le moment.
M’adressant alors à mon adversaire:
—Tu n’ignores pas, lui dis-je avec assurance, que pour être invulnérable, j’ai besoin d’un
talisman. Malheureusement je l’ai laissé à Alger.
Le Marabout se mit à rire d’un air d’incrédulité.
—Cependant, continuai-je, je puis, en restant six heures en prières, me passer de talisman et
braver ton arme. Demain matin, à huit heures, je te permettrai de tirer sur moi en présence même des
Arabes qui sont ici témoins de ton défi.
Bou-Allem étonné d’une telle promesse, s’assura encore près de moi si cette scène était sérieuse
et s’il devait convoquer la société pour l’heure indiquée. Sur mon affirmation, on se donna rendezvous
devant le banc de pierre dont j’ai parlé.
Je ne passai pas la nuit en prières, comme on doit le croire, mais j’employai environ deux heures
à assurer mon invulnérabilité; puis, satisfait de mon succès, je m’endormis de grand coeur, car j’étais
horriblement fatigué.
A huit heures, le lendemain, nous avions déjà déjeûné, nos chevaux étaient sellés, notre escorte
attendait le signal du départ qui devait avoir lieu après la fameuse expérience.
Non-seulement personne ne manqua au rendez-vous, mais un grand nombre d’Arabes vinrent
encore grossir le groupe des assistants.
On présenta les pistolets. Je fis remarquer que la lumière n’était point bouchée. Le marabout mit
une bonne charge de poudre dans le canon et bourra. Parmi les balles apportées, j’en fis choisir une
que je mis ostensiblement dans le pistolet, et qui fut également couverte de papier.
L’arabe contrôlait tous mes mouvements; il y allait de son honneur.
On procéda pour le second pistolet comme pour le premier, puis vint enfin le moment solennel.
Solennel, en effet, pour tout le monde! Pour les assistants, incertains du résultat de l’expérience;
pour Mme Robert-Houdin qui m’avait vainement supplié de renoncer à ce tour, dont elle redoutait
l’exécution; et solennel aussi pour moi, car mon nouveau truc ne reposant sur aucun des procédés
employés dans pareille circonstance, à Alger, je craignais une erreur, une trahison, que sais-je?
Toutefois j’allai me placer à quinze pas sans témoigner la moindre émotion.
Le marabout se saisit aussitôt de l’un des deux pistolets, et au signal que je donne, il dirige sur
moi son arme avec une attention particulière.
Le coup part, et la balle paraît entre mes dents.
Irrité plus que jamais, mon rival veut se précipiter sur l’autre pistolet; plus leste que lui, je m’en
empare.
—Tu n’as pu parvenir à me blesser, lui dis-je; tu vas juger maintenant si mes coups sont plus
redoutables que les tiens. Regarde ce mur.
Je lâchai la détente, et, sur la muraille nouvellement blanchie, apparut une large tache de sang à
l’endroit même où le coup avait porté.
Le Marabout s’approcha, trempa son doigt dans cette empreinte rouge, et, le portant à sa bouche,
il s’assura en goûtant que c’était véritablement du sang. Quand il en eut acquis la certitude, ses bras
retombèrent et sa tête se pencha sur sa poitrine, comme s’il eût été anéanti.
Il était évident qu’en ce moment il doutait de tout, même du Prophète.
Les assistants levaient les mains au Ciel, marmottaient des prières et me regardaient avec une
sorte d’effroi.
Cette scène était le coup de fouet de ma séance de la veille; je fis comme au théâtre, je me
retirai, en laissant les spectateurs aux impressions qu’ils en avaient reçues. Nous prîmes congé de
Bou-Allem et de son fils, et nous partîmes au galop.
Le tour dont je viens de donner les détails, si curieux qu’il soit, est assez facile à préparer. Je
vais en donner la description, en racontant le travail qu’il m’avait nécessité.
Aussitôt que je fus seul dans ma chambre, je tirai de ma boîte à pistolets, qui ne me quitte jamais
dans mes voyages, un moule à fondre des balles.
Je pris une carte, j’en relevai les quatre bords, et j’en fis une sorte de récipient, dans lequel je
mis un morceau de stéarine pris sur une des bougies qu’on avait laissées. Quand la stéarine fut
fondue, j’y mêlai un peu de noir de fumée que j’avais obtenu en mettant une lame de couteau audessus
de la lumière, puis je coulai cette composition dans mon moule à balles.
Si j’avais laissé refroidir entièrement le liquide, la balle eût été pleine et solide, mais après une
dizaine de secondes environ, je renversai le moule, et la portion de la stéarine qui n’était pas encore
solidifiée sortit et laissa dans l’instrument une balle creuse. Cette opération est du reste la même que
celle employée pour faire les cierges; l’épaisseur des parois dépend du temps qu’on a laissé le
liquide dans le moule.
J’avais besoin d’une seconde balle; je la fis un peu plus forte que la première. Je l’emplis de
sang, et je bouchai l’ouverture avec une goutte de stéarine. Un Irlandais m’avait autrefois montré un
petit tour d’invulnérabilité qui consiste à faire sortir du sang du pouce sans éprouver de douleur;
j’avais profité de ce procédé pour emplir ma balle.
On ne saurait croire combien ces projectiles, ainsi préparés, imitent le plomb; c’est à s’y
méprendre, même de très près.
D’après cela, le tour doit facilement se comprendre. En montrant la balle de plomb aux
spectateurs, je l’avais échangée contre ma belle balle creuse, et c’est cette dernière que j’avais mise
ostensiblement dans le pistolet. En pressant fortement la bourre, la stéarine s’était cassée en petits
morceaux qui ne pouvaient m’atteindre à la distance où je m’étais placé.
Au moment où le coup de pistolet s’était fait entendre, j’avais ouvert la bouche pour montrer la
balle de plomb que je tenais entre mes dents. Le second pistolet contenait la balle remplie de sang
qui, en s’aplatissant sur le mur, y avait laissé son empreinte, tandis que les morceaux avaient volé en
éclats.
Après un assez heureux voyage, nous arrivâmes à Milianah, à quatre heures du soir. Le chef du
bureau Arabe de cette ville, le Capitaine Bourseret, nous accueillit, ainsi que l’avait fait son collègue
de Médéah, avec un aimable empressement. Il nous pria de regarder sa maison comme la nôtre,
pendant tout le temps de notre séjour.
M. Bourseret vivait avec sa mère, et cette excellente dame eut pour Mme Robert-Houdin toutes
les attentions délicates qu’aurait eues une amie de longue date.
Notre excursion à travers le D’jendel nous avait fatigués; nous passâmes la plus grande partie du
lendemain à nous reposer.
Il y eut, le soir, chez le capitaine, un grand dîner auquel assistaient le général commandant la
place, un lieutenant-colonel et quelques notabilités de la ville. Après le repas, je crus ne pouvoir
mieux répondre aux politesses dont j’étais l’objet, qu’en donnant une petite séance de tours d’adresse
où je déployai tout mon savoir-faire. J’avais annoncé, dans la journée, cette intention à M. Bourseret,
qui avait en conséquence fait de nombreuses invitations pour le soir. Je dois croire que mes
expériences furent goûtées, si j’en juge par l’accueil qu’elles reçurent. Du reste mon public était dans
des dispositions si favorables pour moi, qu’il applaudissait très souvent de confiance, car tout le
monde n’était pas placé pour bien voir.
Milianah était le but de mon voyage; je n’y devais rester que trois jours et retourner ensuite à
Alger, pour l’époque où le bâtiment qui nous avait amenés devait partir pour la France.
M. Bourseret avait arrangé une partie pour le deuxième jour de mon séjour chez lui.
Il s’agissait d’une excursion chez les Beni-Menasser dont la tribu, vivant sous les tentes, était
campée à quelques lieues de Milianah.
A six heures du matin, nous montâmes à cheval, en compagnie de quelques amis du capitaine, et
nous descendîmes la montagne sur laquelle est bâtie la ville.
Nous étions escortés d’une douzaine d’Arabes attachés au service du bureau, tous vêtus de
manteaux rouges et munis de leurs fusils.
Des ordres avaient sans doute été donnés à l’avance, car une fois dans la plaine, au premier goum
que nous traversâmes, une dizaine d’Arabes sortant de leurs gourbis montèrent à cheval et se
joignirent à notre escorte. Un peu plus loin, un autre peloton d’hommes s’unit au premier, et notre
groupe faisant boule de neige sur son passage finit par devenir assez considérable; le nombre des
Arabes pouvait s’élever à deux cents environ.
Après deux heures de marche, nous laissâmes la grande route afin d’abréger le chemin, et nous
entrâmes dans une immense plaine qui s’étendait au loin devant nous.
Tout-à-coup les Arabes qui nous accompagnaient, obéissant probablement à un signal de leur
chef que je n’aperçus pas, partent au galop et nous devancent de cinq à six cents mètres. Là, la troupe
se divise, se met sur quatre rangs, s’élançant ventre à terre, se dirigent de notre côté, en poussant des
cris frénétiques, le fusil à l’épaule et prêts à faire feu.
Notre petite compagnie marchait de front, en ce moment.
Les Arabes fondent sur nous avec l’impétuosité d’une locomotive. Quelques secondes encore, et
nos chevaux vont recevoir le choc de cette avalanche vivante; nul doute que nous ne soyons écrasés.
Mais une forte détonation se fait entendre. Tous les cavaliers, avec une admirable précision, ont
fait feu d’un seul coup au-dessus de nos têtes; leurs chevaux se cabrent, pivotent sur leurs pieds de
derrière, font volte-face, et repartant à fond de train, vont rejoindre la troupe.
On eût pu prendre alors l’Arabe pour un véritable Centaure, en le voyant, pendant cette course
effrénée, charger son fusil, le faire tourner et sauter en l’air comme un tambour-major le ferait avec
sa canne.
Le premier rang de cavaliers s’était à peine éloigné, que le second qui l’avait suivi d’une
centaine de mètres, se présenta devant nous pour exécuter la même manoeuvre. Cela se renouvela au
moins une vingtaine de fois. On le voit, c’était une sorte de fantasia dont le capitaine nous avait
ménagé la surprise.
Au bruit des coups de fusils, quelques-uns de nos chevaux s’étaient cabrés, mais le premier
moment de surprise passé, ils s’étaient calmés, habitués qu’ils sont à ces sortes d’exercices. Celui de
Mme Robert-Houdin était un animal d’une tranquillité à toute épreuve; aussi fut-il moins impressionné
que sa maîtresse. Cependant chacun se plut à rendre à ma femme cette justice qu’après la première
émotion passée, elle était devenue brave autant que le plus aguerri d’entre nous.
La fantasia terminée, chaque Arabe reprit sa place dans l’escorte et une heure après nous
arrivâmes à la tribu des Beni-Menasser.
L’Agha Bed-Amara nous attendait. A notre approche, il s’était avancé vers nous et avait baisé
respectueusement la main du capitaine, tandis que quelques hommes de sa tribu, pour fêter notre
bienvenue, déchargeaient leurs fusils presque au nez de nos chevaux. Mais, hommes et bêtes étaient
aguerris, et il n’y eut pas le plus petit mouvement dans nos rangs.
Ben-Amara nous fit entrer dans sa tente, où chacun s’assit à sa guise sur un large tapis.
Notre arrivée avait fait bruit dans la tribu. Pendant que nous fumions en prenant du café, un grand
nombre d’Arabes, poussés par la curiosité, s’étaient rangés en cercle à quelques distance de de nous,
et par leur immobilité ressemblaient à une haie de statues de bronze.
Nous passâmes environ une heure à nous livrer aux plaisirs de la conversation, en attendant la
diffa (le repas), que nous désirions tous avec une vive impatience. Nous commencions même à
trouver le temps bien long, lorsque nous vîmes dans le lointain s’approcher une sorte de procession,
bannières en tête.
Ces bannières m’intriguaient et me semblaient tout étranges, car elles étaient repliées. Soudain,
les rangs de nos paisibles spectateurs s’ouvrirent, et quel ne fut pas mon étonnement de voir que ce
que je prenais pour des bannières, n’était autre chose que des moutons rôtis dans leur entier, et
embrochés au bout de longues perches.
Deux de ces porte-moutons marchaient en avant. Ils étaient suivis d’une vingtaine d’hommes,
rangés sur une même ligne, dont chacun portait un des plats qui devaient composer la diffa.
C’étaient des ragoûts et des rôtis de toutes sortes, le couscoussou, et enfin une douzaine de plats
de dessert, ouvrage des femmes de Ben-Amara.
Ce dîner ambulant présentait un coup d’oeil ravissant, pour des gens surtout dont le grand air et
les émotions de la fantasia avaient singulièrement aiguisé l’appétit.
Le chef cuisinier marchait en tête, et, ainsi que l’officier de M. Malbroug, il ne portait rien; mais,
dès qu’il fut près de nous, il se mit activement à l’oeuvre: saisissant à bras-le-corps un des deux
moutons, il le débrocha et le posa devant nous sur un énorme plat.
Pour mes compagnons, presque tous vétérans d’Algérie, ce gigantesque rôti n’était point une
nouveauté; quant à ma femme et à moi, la vue d’une telle viande aurait suffi pour nous rassasier dans
toute autre circonstance; mais nous nous empressâmes de nous joindre au cercle qui se forma autour
de ce mets, digne de Gargantua.
Il nous fallut, comme chez Bou-Allem, dépecer la bête avec nos doigts; chacun en arracha un
morceau à sa guise, d’abord avec un peu de répugnance; puis, poussés par une faim de Cannibales,
nous fîmes sur le mouton une véritable curée. Je ne sais si ce fut en raison des dispositions que nous
apportâmes à ce repas, mais tous les convives se récrièrent qu’ils n’avaient jamais rien mangé
d’aussi bon que ce mouton rôti.
Lorsque nous eûmes pris sur l’animal les morceaux les plus délicats, le cuisinier nous offrit de
nous présenter le second. Sur notre refus, il nous servit la volaille rôtie, à laquelle nous fîmes encore
beaucoup d’honneur, puis, délaissant les ragoûts au piment et le couscoussou, qui exhalait une forte
odeur de beurre rance, nous nous dédommageâmes de la privation du pain pendant le repas, en
savourant d’excellents petits gâteaux.
La réception de l’Agha des Beni-Menasser avait vraiment quelque chose de princier. Pour l’en
remercier, je lui proposai de donner une petite séance devant nos nombreux spectateurs. Ces
admirateurs passionnés n’avaient pu se résoudre à quitter la place qu’ils occupaient à notre arrivée,
et ils avaient assisté de loin à notre repas.
Sur l’ordre de leur chef, ils se rapprochèrent en resserrant leur cercle autour de moi. Le capitaine
voulut bien me servir d’interprète, et grâce à lui, je pus exécuter une douzaine de mes meilleurs tours.
L’effet produit sur ces imaginations superstitieuses fut tel qu’il me fut impossible de continuer; chacun
s’enfuyait à mon approche. Ben-Amara nous assura qu’ils me prenaient pour le Diable, mais que si
j’avais porté le costume mahométan, il se seraient au contraire prosternés devant moi comme devant
un envoyé de Dieu.
En revenant à Milianah, le capitaine, pour couronner cette charmante journée de plaisirs, nous
donna le spectacle d’une chasse dans laquelle les Arabes prirent à la course de leurs chevaux des
lièvres et des perdrix, sans tirer un seul coup de fusil.
Le jour suivant, nous prîmes congé de M. Bourseret et de son excellente mère. Nous nous
dirigeâmes sur Alger, mais non plus par les chemins de traverse, car nous avions assez d’une seule
excursion à travers le D’jendel, et nous aspirions maintenant après une locomotion plus douce. Ces
sortes de parties de plaisir, qui ne sont en réalité que des parties de fatigue, peuvent être agréables
tout au plus une fois, et ne servent qu’à raviver dans notre esprit inconstant la jouissance du bien-être
et du confortable que nous avions volontairement quittés. Nous prîmes la diligence qui nous conduisit
à la métropole de l’Algérie, et cette fois, nous appréciâmes tout l’avantage de ce mode de transport.
Le bateau l’Alexandre, qui nous avait amenés de France, partait le surlendemain de notre arrivée.
J’eus deux jours pour faire mes adieux et adresser mes remerciements à toutes les personnes qui
m’avaient montré de la bienveillance, et j’eus fort à faire. J’aurais infiniment de plaisir aujourd’hui à
adresser encore à chacune d’elles mon bon souvenir, mais je suis retenu par la crainte de paraître
ingrat en faisant quelque omission involontaire. Je ne puis résister, toutefois, au désir de témoigner au
maire d’Alger, M. de Guiroye, toute ma reconnaissance pour son affable réception, ainsi que pour
l’énergique et bienveillant appui qu’il m’a prêté lors de mes petites misères avec l’administration
théâtrale.
En quittant Alger, j’eus la satisfaction d’être conduit à bord par deux officiers distingués, dont je
ne saurais jamais assez reconnaître les bontés. Le colonel, chef d’état-major de la marine, M. Pallu
du Parc, et M. le colonel de Neveu ne me quittèrent que lorsque les premiers coups de la machine
commencèrent à ébranler le steamer. Ces Messieurs furent les derniers dont je pressai la main sur le
littoral africain.
Si j’écrivais mes impressions de voyage, j’aurais encore beaucoup à raconter avant d’arriver à
mon ermitage de Saint-Gervais; mais je me rappelle que dans le titre de mon ouvrage j’ai promis des
confidences ayant trait à ma vie d’artiste; je dois donc écarter de mon récit tout événement de la vie
commune.
Un temps affreux sur mer, une tourmente à la hauteur des Pyrénées, la mort vingt fois devant nous
seraient des événements aussi terribles qu’intéressants à raconter. Mais combien de fois ces
émouvants épisodes qui, du reste, se ressemblent tous, n’ont-ils pas été déjà dépeints par des plumes
beaucoup plus habiles que la mienne; la description que j’en pourrais faire n’aurait donc aucun
caractère de nouveauté. Je me contenterai de donner un sommaire de ce malheureux voyage.
Une tempête nous surprend dans le golfe de Lyon: nos machines sont démontées. Notre bâtiment,
ballotté par les vents pendant neuf jours, est enfin jeté sur les côtes d’Espagne. Nous parvenons à
nous diriger sur le port de Barcelone; mais les autorités nous en refusent l’entrée, parce que nous
n’avons pas de passeports pour l’Espagne. Nous côtoyons, par un temps épouvantable, cette terre
inhospitalière et nous gagnons enfin Rosas, petit port, dans lequel nous nous mettons à l’abri de la
tourmente.
Je quitte alors le bateau, et je traverse les Pyrénées en tartane. Un ouragan, résultat de la tempête
sur mer, menace à chaque instant de nous précipiter dans des fondrières. Nous atteignons
heureusement la France, puis Marseille, où je dois acquitter une promesse faite, lors mon premier
passage, aux directeurs du Grand-Théâtre.
Je fus en vérité bien dédommagé des tourments et des fatigues de mon voyage. Les Marseillais se
montrèrent envers moi d’une bienveillance si grande, que ces dernières représentations resteront
toujours dans mon souvenir comme les plus applaudies que j’aie jamais données. Je ne pouvais faire
plus solennellement mes adieux d’artiste au public. Je me hâtai de retourner à Saint-Gervais.