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CHAPITRE XIV. Comment on devient sorcier

  • ETUDES NOUVELLES.
  • UN JOURNAL COMIQUE.
  • INVENTION DE LA seconde vue.
  • CURIEUX EXERCICES.
  • UN SPECTATEUR ENTHOUSIASTE.
  • DANGER DE PASSER POUR SORCIER.
  • UN SORTILÉGE OU LA MORT.
  • ART DE SE DÉBARRASSER DES IMPORTUNS.
  • UNE TOUCHE ÉLECTRIQUE.
  • UNE REPRÉSENTATION AU THÉATRE DU VAUDEVILLE.
  • TOUT CE QU’IL FAUT POUR LUTTER CONTRE LES INCRÉDULES.
  • QUELQUES DÉTAILS INTÉRESSANTS.

Fontenelle a dit quelque part: il n’y a pas de succès si bien mérité où il n’entre encore du
bonheur. Bien que sur ce principe de haute modestie, je fusse en conformité d’opinion avec l’illustre
académicien, je voulus cependant, à force de travailler, diminuer le plus possible la part que le
bonheur pouvait revendiquer dans mes succès.
D’abord je redoublai d’efforts pour me perfectionner dans l’exécution de mes expériences, et
quand je crus avoir obtenu ce résultat, je cherchai aussi à me corriger d’un défaut qui, je le sentais
moi-même, devait nuire à ma séance. Ce défaut était une trop grande volubilité de parole; mon
boniment, récité du ton d’un écolier, perdait considérablement de son effet. J’étais entraîné dans cette
fausse direction par ma vivacité naturelle, et j’avais beaucoup à faire pour me corriger, car ce naturel
que j’essayais de chasser, revenait toujours au galop. Toutefois à force de combats livrés à mon
ennemi, je parvins à le dompter, et finis même par le modérer à mon gré.
Cette victoire me fut doublement profitable: je fis ma séance avec beaucoup moins de fatigue, et
j’eus le plaisir de voir, à la tranquillité d’esprit de mes spectateurs, que j’avais réalisé cet axiome
scénique, que plus un récit est fait lentement, moins il semble long à ceux qui l’écoutent.
En effet, si vous vous énoncez lentement, le public jugeant à votre calme que vous prenez vousmême
intérêt à ce que vous dites, subit votre influence et vous écoute avec une attention soutenue. Si,
au contraire, vos paroles trahissent le désir de terminer promptement, vos auditeurs reçoivent le
contre-coup de cette inquiétude, et il leur tarde ainsi qu’à vous de voir arriver la fin de votre
discours.
J’ai dit que le public d’élite venait en foule à mon théâtre, mais ce qui paraîtra surprenant c’est
que, malgré cette affluence aux places d’un prix élevé, le parterre comptait souvent nombre de places
vides. J’avais l’ambition de voir ma salle complètement remplie. Je crus ne pouvoir mieux y parvenir
qu’en m’occupant de la publicité de mon théâtre que j’avais jusqu’alors un peu négligée.
Une innovation vint me procurer d’excellentes réclames, dont le public se chargea d’être le
complaisant propagateur.
De temps immémorial, il était passé en usage, dans les séances de prestidigitation, de distribuer
de petits cadeaux au public, dans le but d’entretenir son amitié.
On choisissait presque toujours des jouets d’enfants, dont les spectateurs de tout âge se
disputaient la possession, ce qui faisait souvent dire à Comte, au moment de cette distribution: «Ce
sont des joujoux à l’usage des grands et des petits enfants.» Ces cadeaux avaient une durée très
éphémère, et comme rien n’indiquait leur origine, ils ne pouvaient attirer l’attention sur celui qui les
avait donnés.
Tout en restant aussi libéral que mes prédécesseurs, je voulus que mes petits présents
rappelassent plus longtemps le souvenir de mon nom et de mes expériences. Au lieu de pantins, de
poupées et d’autres objets du même goût, je distribuais à mes spectateurs, sous forme de cadeaux
produits par la magie, des journaux comiques illustrés, d’élégants éventails, des albums de ma
séance, de gracieux rébus, le tout accompagné de bouquets et d’excellents bonbons.
Chaque objet portait non-seulement cette suscription: Souvenirs des soirées fantastiques de
Robert-Houdin, mais il contenait en outre, selon sa nature, des détails sur ma séance. Ces détails
étaient donnés dans de petites poésies pour lesquelles je demande au lecteur l’indulgence que mérite
leur peu de prétention.
Sur l’une des faces de l’éventail, par exemple, était une jolie gravure, représentant l’entrée de
mon théâtre; l’autre était couverte de ces pièces rimées dont je viens de parler. En voici un spécimen:

LA PENDULE AÉRIENNE.
Mesdames, ma pendule obéit, compte, sonne,
Marque l’heure ou s’arrête au gré de tout désir;
Mais pour vous, chaque fois que son timbre résonne
Puisse-t-elle sonner une heure de plaisir!

Toutes mes expériences étaient ainsi décrites. De temps en temps aussi au milieu de ces
descriptions se trouvait, à l’adresse des spectateurs, un compliment tel que celui-ci:

AU PUBLIC.
Combien j’aime à voir,
Chaque soir,
Par la foule amie,
Ma salle envahie
Et remplie
A ne pas s’y mouvoir.
Pour mériter longtemps une faveur si chère,
Comptez sur mes efforts et sur mon savoir-faire;
Spectateurs d’aujourd’hui, venez me voir demain;
Venez…. je vous prépare un autre tour de main.

Parmi ces fantaisies, celle qui m’avait donné le plus de mal à composer, c’était mon journal
comique. Notez que je ne pouvais faire ce travail que dans mes moments de loisir, et ces moments
j’étais obligé de les prendre sur mon sommeil.
Ce journal, sur papier de luxe et de petit format, était illustré. Le texte parodiait celui des grands
journaux. L’en-tête était ainsi conçu:

Eventail1 Eventail2

LE CAGLIOSTRO,
PASSE-TEMPS DE L’ENTR’ACTE (NE JAMAIS LIRE PASSE T’EN).

Ce journal, paraissant le soir, ne peut être lu que par des gens éclairés.
Le rédacteur prévient qu’il n’est pas timbré (le journal).
On est prié d’affranchir les lettres, si l’on ne préfère les adresser franco.
Venaient ensuite, dans le même esprit, ma profession de foi, les faits divers, la littérature, les
inventions et découvertes, les annonces, etc.
Je ne citerai que quelques-uns de ces articles, afin d’en donner une idée.
FAITS DIVERS.
—Le Ministre de l’Intérieur ne recevra pas demain, mais le Ministre des Finances recevra tous
les jours…. et jours suivants.
—Un avis du Moniteur rappelle aux jeunes gens qui se destinent à l’Ecole des mines, qu’il faut
être majeur pour être mineur………….
INVENTIONS ET DÉCOUVERTES.
La Gazette des Basses-Pyrénées annonce qu’un tanneur de Pau vient d’inventer un nouvel
instrument pour passer son tan………….
RÉVEIL ÉCONOMIQUE ET SANS ROUAGES.
Un timbre et un marteau suffisent. A l’heure que l’on désire, on frappe soi-même sur le timbre
avec le marteau, jusqu’à ce qu’on soit éveillé.
ANNONCES.
M. SEMELÉ, cordonnier, vient de réduire le prix de ses bottes, qu’il livre au prix coûtant; il
espère se retirer sur la quantité.
A qui en prend douze, la treizième est donnée par dessus le marché.
ASSURANCES CONTRE LES VOLEURS.
La Compagnie se charge de prendre les objets à domicile pour les garder.
Il n’est pas jusqu’à la bande qui ne portât aussi son mot.
A Monsieur ou Madame***, demeurant ici.
Votre abonnement finissant ce soir, le gérant du journal vous prie de le renouveler demain, si
vous ne voulez pas le voir expirer (l’abonnement).
Le public avait la bonté de s’amuser de ces plaisanteries, qui lui faisaient patiemment passer
l’entr’acte, et me permettaient, à moi, de prendre quelques instants de plus pour préparer la seconde
partie de la séance.
Outre les deux perfectionnements que je viens de citer, ce qui contribua beaucoup à me procurer
une vogue complète, ce fut une expérience que m’inspira ce dieu fantasque, auquel Pascal attribue
toutes les découvertes d’ici-bas; le hasard me conduisit directement à l’invention de la seconde vue.
Mes deux enfants étant un jour dans le salon, s’amusaient à un jeu créé par leur imagination
enfantine. Le plus jeune avait bandé les yeux de son frère et lui faisait deviner les objets qu’il
touchait, et, quand celui-ci, guidé par des suppositions, venait à nommer juste, le jeune prenait sa
place.
Ce jeu si simple, si naïf, fit cependant germer en moi une des idées les plus compliquées qui me
soient jamais venues à l’esprit.
Poursuivi par cette idée, je courus m’enfermer dans mon cabinet; j’étais heureusement dans une
de ces dispositions où l’intelligence suit avec docilité, avec plaisir même, les combinaisons que la
fantaisie lui trace. Je m’appuyai la tête dans mes deux mains, et, sous l’influence d’une surexcitation
que je provoquais, je posai les premiers principes de la seconde vue.
Il faudrait un volume entier pour décrire les innombrables combinaisons de cette expérience.
Cette description, beaucoup trop sérieuse pour ces Mémoires, prendra place plus tard dans un
ouvrage spécial, qui contiendra également l’explication de tous mes secrets de théâtre.
Cependant je ne puis résister au désir d’indiquer sommairement ici quelques-uns des exercices
préliminaires, auxquels je crus devoir recourir pour combiner l’expérience que je voulais tenter.
On doit se rappeler les travaux que m’avait autrefois inspirés le talent d’un pianiste, et l’étrange
faculté que j’étais parvenu à acquérir: je lisais tout en jonglant avec quatre boules.
En y songeant sérieusement, je reconnus que cette perception par appréciation pouvait être
encore susceptible d’un grand développement, si j’en appliquais les principes à la mémoire et à
l’intelligence.
Je résolus en conséquence de faire, avec mon fils Émile, des exercices dans cette nouvelle voie,
et pour bien faire comprendre à mon jeune collaborateur la nature des études auxquelles nous allions
nous livrer, je pris un dé de domino, le cinq-quatre, que je posai devant lui. Au lieu de lui laisser
compter un à un les points des deux nombres, j’exigeai que l’enfant m’en donnât aussitôt le total.
—Neuf, me dit-il.
A ce domino j’en joignis un autre, le quatre-trois.
—Cela fait seize, répondit-il sans hésiter.
Je m’arrêtai là pour une première leçon. Le lendemain, nous réussîmes à additionner d’un coup
d’oeil trois et quatre dés, le surlendemain cinq, et en ajoutant chaque jour de nouveaux progrès à ceux
de la veille, nous parvînmes à donner instantanément le produit de douze dominos.
Ce résultat obtenu, nous nous occupâmes d’un travail bien autrement difficile et auquel nous nous
livrâmes pendant plus d’un mois.
Nous passions, mon fils et moi, assez rapidement devant un magasin de jouets d’enfants ou tout
autre qui était garni de marchandises variées, et nous y jetions un regard attentif.
A quelques pas de là, nous tirions de notre poche un crayon et du papier, et nous luttions
séparément à qui décrirait un plus grand nombre d’objets que nous avions pu saisir au passage. Je
dois l’avouer, à cet exercice mon fils devint d’une force à laquelle je ne pus jamais atteindre. Il lui
arrivait souvent d’inscrire une quarantaine d’objets, quand j’atteignais à peine le nombre trente. Un
peu piqué de cette défaite, je retournais faire une vérification devant la boutique, et il était rare qu’il
eût commis une erreur.
Mes lecteurs pourront sans doute comprendre la possibilité d’un tel travail, mais à coup sûr ils le
trouveront difficile. Quant à mes lectrices, je suis assuré d’avance qu’elles n’auront pas la même
opinion, attendu qu’elles font chaque jour des appréciations au moins aussi extraordinaires.
Ainsi, par exemple, je mets en fait qu’une femme, voyant passer une autre femme dans un
équipage lancé à fond de train, aura eu le temps d’analyser toute la toilette de la voyageuse depuis le
chapeau jusqu’à la chaussure inclusivement, et qu’elle pourra désigner ensuite non-seulement la
forme de l’habillement, la nature et la qualité des étoffes, mais encore si les points d’Angleterre,
d’Alençon ou de Malines ne sont point simulés par des tulles illusion; j’ai vu des femmes de cette
force-là.
Cette faculté naturelle ou factice chez les dames, mais que nous avions acquise mon fils et moi
par un long travail, me fut d’une grande utilité pour mes séances, car tandis que j’exécutais mes
expériences, je voyais encore tout ce qui se passait autour de moi, et je pouvais ainsi me préparer à
déjouer toutes les difficultés qu’on me présenterait. Cet exercice m’avait donné pour ainsi dire la
possibilité de poursuivre simultanément deux idées, et rien n’est plus favorable à l’escamotage que
de pouvoir penser à la fois à ce qu’on dit et à ce qu’on fait, ce qui certes n’est pas la même chose.
J’acquis plus tard une telle habitude de cette pratique, qu’il m’est souvent arrivé d’imaginer de
nouveaux trucs pendant que j’exécutais ma séance. Un jour même, je fis la gageure de résoudre un
problème de mécanique, tandis que je soutiendrais une conversation. On parla des plaisirs de la vie
champêtre, et je calculai, pendant ce temps, la quantité de roues et de pignons, ainsi que leurs
dentures nécessaires pour obtenir certaines révolutions données, sans manquer un seul instant de
fournir la réplique.
Ces quelques explications suffisent à faire comprendre quelle est la base essentielle de
l’expérience de la seconde vue. J’ajouterai qu’il existait aussi entre mon fils et moi une
correspondance secrète, insaisissable, au moyen de laquelle je lui indiquais avec la plus grande
facilité le nom, la nature, le volume des objets présentés par les spectateurs.
Comme on ne me voyait pas agir on pouvait être tenté de croire à quelque chose d’extraordinaire.
Du reste, je puis le dire, mon fils Emile, alors âgé de douze ans, possédait toutes les qualités
capables de faire naître cette illusion. Sa figure pâle, intelligente et toujours sérieuse, représentait le
type d’un enfant doué de quelque faculté surnaturelle.
Deux mois furent employés sans relâche à l’échafaudage de nos artifices. Lorsqu’enfin nous
fûmes entièrement sûrs de pouvoir lutter contre toutes les difficultés d’une pareille entreprise, nous
annonçâmes la première représentation de la seconde vue.
Le 12 février 1846, je fis imprimer au milieu de mon affiche, cette singulière annonce:
Dans cette séance, le fils de M. Robert-Houdin, doué d’une seconde vue merveilleuse, après
que ses yeux auront été couverts d’un épais bandeau, désignera tous les objets qui lui seront
présentés par les spectateurs.
Je ne saurais dire si ce jour-là l’attrait de cette annonce attira des spectateurs, car ma salle se
trouva remplie. Ce que je puis déclarer et ce qui paraîtra extraordinaire, c’est que l’expérience de la
seconde vue, qui eut une si grande vogue, ne produisit aucun effet à la première représentation.
J’ai tout lieu de croire que chaque spectateur se crut la dupe d’une mystification organisée par
des compères.
Je fus désolé de ce résultat, car je m’étais fait une grande fête de la surprise que j’allais produire.
Néanmoins, n’ayant aucune raison pour douter du succès futur, je voulus tenter une seconde
épreuve, et j’eus bien raison.
Le lendemain, je reconnus avec étonnement dans ma salle quelques-unes des personnes que j’y
avais aperçues la veille. Je compris que ces spectateurs venaient une seconde fois pour s’assurer de
la réalité de l’expérience. Il paraît qu’ils furent tous convaincus, car la réussite fut complète et me
dédommagea amplement de la déception de la veille.
Je me rappelle surtout dans cette séance une marque d’approbation singulière, dont me gratifia un
des spectateurs du parterre.
Mon fils lui avait nommé plusieurs objets qu’il avait successivement présentés. Sans se trouver
satisfait, notre incrédule se levant comme pour donner plus d’importance à la difficulté qu’il allait
offrir, me remit, pour être également nommé, un petit instrument spécial aux marchands de toile et
dont ils se servent pour compter le nombre de fils des étoffes. Me rendant à ses désirs:
—Qu’est-ce que je tiens à la main, dis-je à l’enfant?
—C’est un instrument destiné à apprécier la finesse des étoffes et que l’on nomme compte-fil.
—Ah! sac…… fit énergiquement le spectateur; c’est merveilleux! J’aurais payé dix francs pour
voir cela que je ne les regretterais pas.
Cette exclamation par trop colorée fut en quelque sorte la consécration du succès de cette
expérience.
A partir de ce moment, ma salle se trouva beaucoup trop petite, et chaque soir, elle fut, comme on
dit en Angleterre, crowded, c’est-à-dire quelque chose comme prête à s’écrouler sous le nombre des
spectateurs.
Cette affluence, cette vogue dont j’étais si heureux, m’inspira pour la collection poétique réservée à mes éventails la petite pièce de vers suivante, que je ne présente ici qu’à cause de son à propos.

De spectateurs nombreux l’aimable compagnie
Daignant me visiter ce soir,
M’inspire un noble orgueil, une joie infinie,
Car j’ai ma salle pleine et ma caisse garnie,
Deux choses bien douces à voir
Par leur séduisante harmonie;
Et ce double plaisir pouvant être goûté.
D’enchanteur que j’étais, je deviens enchanté.

Tout n’est pas rose dans le succès; je pourrais aisément raconter beaucoup de scènes
désagréables que me valut la réputation de sorcier dont je jouissais chez quelques esprits plus ou
moins égarés. Je n’en citerai qu’une seule, qui résume toutes celles que je passe sous silence.
Une jeune femme de tournure et de manières élégantes se présente un jour chez moi.
Cette dame avait la figure couverte d’un voile épais, à travers lequel cependant mes yeux exercés
distinguaient parfaitement ses traits. Elle était jolie.
Mon inconnue ne consentit à s’asseoir qu’après s’être assurée que nous étions seuls, et que
j’étais bien le véritable Robert-Houdin.
Je m’assis à mon tour, et prenant l’attitude d’un homme prêt à écouter, je me penchai un peu vers
ma visiteuse, comme pour l’engager à parler, attendant qu’elle m’expliquât le but de sa mystérieuse
visite. A mon grand étonnement, la jeune dame, dont les gestes trahissaient une vive émotion, gardait
le plus profond silence. Je commençais à trouver cette visite assez étrange, et j’étais sur le point de
provoquer à tout prix une explication, lorsque la belle inconnue hasarda timidement ces mots:
—Oh mon Dieu! Monsieur….. je ne sais comment vous allez interpréter….. ma démarche.
Ici elle s’arrêta, baissa les yeux d’un air très embarrassé, puis faisant un violent effort sur ellemême,
elle continua:
—Ce que j’ai à vous demander, Monsieur, est très difficile à dire.
—Parlez, Madame, je vous prie, dis-je poliment, je tâcherai de deviner ce que vous ne pourrez
me faire comprendre. Et j’étais à me demander ce que signifiait cette réserve.
Et d’abord, reprit la jeune femme d’une voix faible et en regardant encore autour d’elle, je vais
vous dire confidentiellement…. que j’aime…… que j’étais aimée, et que je…… que je suis trahie.
A ce dernier mot, l’inconnue releva la tête, surmonta la timidité qui la retenait et, d’un ton ferme
et assuré:
—Oui, Monsieur, oui, je suis trahie, ajouta-t-elle, et c’est pour cela que je suis venue vous voir.
—Mais, Madame, fis-je assez surpris de cet étrange aveu, je ne vois pas en quoi je puis vous être
utile dans cette circonstance.
—Oh! Monsieur, je vous en prie, dit ma solliciteuse en joignant les mains, je vous en prie, ne
m’abandonnez pas.
J’étais très embarrassé de mon rôle et de ma contenance. Pourtant j’éprouvais une forte curiosité
de connaître l’histoire cachée sous ce mystère.
—Calmez-vous, Madame, fis-je d’un ton de compatissant intérêt, dites ce que vous attendez de
moi, et si cela est en mon pouvoir…..
—Si cela est en votre pouvoir, reprit vivement la jeune femme, mais rien de plus facile,
Monsieur.
—Expliquez-vous, Madame.
—Eh bien! Monsieur, il s’agit de me venger.
—Comment cela?
—Comment? vous le savez mieux que moi, Monsieur. Faut-il donc que je vous apprenne que
vous avez en votre pouvoir des moyens de…..
—Moi, Madame!
—Oui, Monsieur, oui vous, car n’êtes-vous pas sorcier? Vous ne pouvez le nier!
A ce mot de sorcier, je faillis éclater de rire; j’en fus empêché par la vive émotion de l’inconnue.
Voulant cependant mettre fin à une scène qui commençait à friser le ridicule:
—Malheureusement, Madame, dis-je d’un ton poli mêlé d’ironie, vous m’attribuez un titre que je
n’ai jamais eu.
—Comment, Monsieur, s’écrie la jeune femme d’une voix animée, vous ne voulez pas convenir
que vous êtes…..
—Sorcier, Madame! Oh! non, je m’en défends.
—Vous ne le voulez pas?
—Mais non, non, mille fois non, Madame.
A ces mots, la solliciteuse se leva brusquement, murmura quelques paroles incohérentes, parut en
proie à une lutte terrible, puis s’approchant de moi les yeux animés et le geste menaçant:
—Ah! vous ne voulez pas, répéta-t-elle d’une voix brève, c’est bien; je sais maintenant ce qu’il
me reste à faire.
Stupéfait d’une pareille sortie, je la regardais, immobile et muet, et je commençais à soupçonner
la cause de cette incroyable conduite.
—Avec les gens qui s’occupent de magie, reprit-elle avec une volubilité effrayante, il y a deux
moyens d’agir, la prière et la menace. Vous n’avez pas cédé au premier de ces deux moyens; puisqu’il
le faut, je vais employer le second.
—Tenez, ajouta-t-elle, voilà qui vous décidera peut-être à parler.
Et soulevant son mantelet, elle porta vivement la main sur le manche d’un petit poignard passé à
sa ceinture; en même temps, elle soulevait brusquement son voile et me montrait des traits où
éclataient tous les signes d’une folie furieuse.
Ne pouvant plus douter du personnage auquel j’avais affaire, mon premier mouvement fut de me
lever et de me mettre sur mes gardes; mais cette première impression passée, je repoussai la pensée
d’une lutte contre cette infortunée, et il me vint à l’esprit d’employer un moyen qui presque toujours
réussit avec les malheureux privés de raison. Je feignis d’entrer dans ses vues.
—S’il en est ainsi, Madame, lui dis-je, je me rends à vos désirs. Voyons, que voulez-vous?
—Je vous l’ai dit, Monsieur; il faut que vous me vengiez, et pour cela il n’y a qu’un moyen, c’est
de….
Ici, il y eut une nouvelle interruption, et la jeune femme, calmée par mon apparente soumission
autant qu’embarrassée par la demande qu’elle avait à me faire, redevint tout à coup timide et
irrésolue.
—Eh bien, Madame?
—Eh bien…. Monsieur…. Je ne sais comment vous dire…. comment vous expliquer…. mais il me
semble qu’il existe certains moyens…. certains maléfices pour mettre un homme dans l’impossibilité
de…. dans l’impossibilité…. d’être infidèle.
—Je comprends maintenant, Madame, ce que vous désirez. C’est une certaine pratique de magie
employée au moyen-âge. Rien ne m’est plus facile. Je vais vous satisfaire.
Décidé à poursuivre la comédie jusqu’au bout, je pris dans ma bibliothèque le plus gros livre
que je pus trouver, je le feuilletai, m’arrêtai sur une page que je feignis d’étudier avec une attention
profonde, puis m’adressant à la jeune femme, qui suivait tous mes mouvements avec anxiété:
—Madame, dis-je d’un ton confidentiel, le maléfice que nous allons accomplir exige que je
sache le nom de la personne, veuillez donc me le dire.
—Julien, fit-elle d’une voix émue.
Alors, avec toute la gravité d’un véritable sorcier, j’enfonçai solennellement une épingle dans
une bougie allumée, en feignant de prononcer mystérieusement quelques paroles cabalistiques. Après
quoi, soufflant la bougie et me tournant vers la pauvre insensée:
—Madame, lui dis-je, c’en est fait; votre voeu est accompli.
—Oh! merci, Monsieur, s’écria-t-elle avec l’expression de la plus profonde reconnaissance.
En même temps elle déposa une bourse sur mon bureau et s’élança dehors.
Je donnai ordre à mon domestique de suivre cette dame jusqu’à sa demeure, de prendre sur elle
tous les renseignements qu’il pourrait se procurer, et de me les rapporter immédiatement.
J’appris que mon inconnue était veuve, depuis peu, d’un mari qu’elle adorait et dont la perte
avait troublé sa raison.
Dès le lendemain, je me rendis dans sa famille, et remettant la bourse dont j’étais le dépositaire,
je racontai la scène dont le lecteur vient de lire les détails.
Cette scène, et plusieurs autres qui l’avaient précédée ou qui la suivirent, durent me forcer à
prendre des mesures pour me garantir des importuns de toute nature.
Je ne pouvais songer, comme autrefois, à m’exiler à la campagne. Je pris un moyen équivalent: ce
fut de me cloîtrer dans mon atelier, en organisant autour de moi un système de défense contre ceux
que, dans ma mauvaise humeur, j’appelais des voleurs de temps.
En ma qualité d’artiste, je recevais chaque jour la visite de gens que je ne connaissais pas du
tout. Quelques-uns étaient intéressants, mais le plus grand nombre, se faisant introduire sous le plus
futile prétexte, ne venaient chez moi que pour dépenser une partie des loisirs dont ils ne savaient que
faire. Il s’agissait de distinguer les bons visiteurs des mauvais. Voici la combinaison que j’imaginai.
Lorsqu’un de ces messieurs sonnait à ma porte, une communication électrique faisait également
sonner un timbre placé dans mon cabinet de travail. J’étais averti et me tenais sur mes gardes. Mon
domestique ouvrait et, ainsi que cela se pratique d’ordinaire, il demandait le nom du visiteur. Moi, de
mon côté, j’appliquais mon oreille à un instrument d’acoustique disposé à cet effet et qui me
transmettait les moindres paroles de l’inconnu. Si, d’après sa réponse, je jugeais convenable de ne
pas le recevoir, je pressais un bouton, et un point blanc qui paraissait dans un endroit convenu du
vestibule voulait dire que je n’y étais pas. Mon domestique annonçait alors que j’étais absent et
offrait au visiteur de s’adresser à mon régisseur.
Il m’arrivait bien quelquefois de me tromper dans mes appréciations et de regretter d’avoir
accordé audience, mais j’avais un autre moyen d’abréger la visite de l’importun.
J’avais pratiqué, derrière le canapé sur lequel je m’asseyais, une petite touche électrique
correspondant à un timbre que pouvait entendre mon domestique. En cas de besoin, et tout en causant,
j’allongeais négligemment le bras sur le dos du meuble où se trouvait cette touche, je la pressais, et
le timbre résonnait dans la pièce voisine.
Alors mon domestique, jouant une petite comédie, allait ouvrir la porte d’entrée, tirait la
sonnette, que l’on pouvait entendre du salon où nous nous trouvions, et venait ensuite m’avertir que
M. X… (nom fabriqué pour la circonstance) demandait à me parler. J’ordonnais que M. X… fût
introduit dans le cabinet voisin du salon, et il était bien rare que l’importun ne levât pas le siége
devant une semblable exigence.
On ne peut se faire une idée du temps que me fit gagner cette bienheureuse organisation. Aussi
que de fois j’ai béni et mon invention et le célèbre savant auquel on doit la découverte du
galvanisme!
Cette exaltation doit facilement se comprendre, car le temps était pour moi d’une valeur
inestimable; je le ménageais comme un trésor et ne le sacrifiais qu’à la condition que ce sacrifice
m’aiderait à la découverte de nouvelles expériences, destinées à stimuler la curiosité publique.
Pour me soutenir dans cette voie de recherches, j’avais constamment à la pensée cette maxime:
«Il est plus difficile d’entretenir l’admiration que de la faire naître.»
Et cette autre, qui semble le corollaire de la première:
«La vogue d’un artiste ne peut être durable qu’autant que son talent
s’accroît chaque jour.»
Il ne faut pas croire cependant que je me contentasse des rêves attrayants de mes inventions. Non,
quelque amour qu’un homme porte à son art, il est bien rare qu’il ne lui vienne pas à l’idée
d’associer la fortune à la gloire; d’autant plus que, pour peu que l’on ait vécu, l’on sait que ces deux
choses se font mutuellement valoir.
L’une est la pierre précieuse, et l’autre est la parure qui la fait briller.
Rien ne rehausse le mérite d’un artiste comme une position de fortune indépendante. Cette vérité
est brutale, mais elle est incontestable.
Non-seulement j’étais pénétré de ces principes de haute économie, mais je savais, en outre, que
l’on doit se hâter de profiter de la fugitive faveur du public, qui, elle aussi, descend, quand elle ne
monte pas. J’exploitais la vogue autant que je pouvais.
Malgré mes nombreuses occupations, je trouvais encore moyen de donner des soirées dans les
salons et sur les principaux théâtres de Paris. De grandes difficultés s’opposaient souvent à ces sortes
de représentations, parce que ma séance ne se terminant qu’à dix heures et demie, c’était seulement
après que je pouvais remplir les engagements que j’avais pris.
Onze heures étaient presque toujours le moment fixé pour mon entrée en scène dans ces séances.
Que l’on juge alors de l’activité qu’il me fallait déployer pour pouvoir, dans un si court espace de
temps, me rendre à l’endroit convenu et faire encore quelque préparatifs! Il est vrai que les instants
étaient aussi bien calculés qu’employés. Le rideau de ma scène était à peine baissé que, m’élançant
vivement vers l’escalier, je devançais le public et je me jetais dans une voiture qui m’emportait à
toutes brides.
Mais ces fatigues n’étaient rien en comparaison des vives émotions que me causaient quelquefois
certaines erreurs sur le temps qui devait s’écouler entre mes deux séances.
Je me rappelle qu’un jour devant jouer au Vaudeville pour terminer le spectacle, le régisseur de
la scène, qui n’avait pas bien calculé la longueur de ses pièces, se trouva en avance sur le moment
convenu. Il m’expédia un exprès pour m’avertir que le rideau venait d’être baissé et que l’on
m’attendait.
Comprendra-t-on mes angoisses? Mes expériences, dont il m’était impossible de rien retrancher,
devaient se prolonger un quart-d’heure encore.
Au lieu de m’abandonner à des récriminations inutiles, je me résignai et je continuai ma
représentation; mais j’étais en proie à une horrible anxiété. En même temps que je parlais, il me
semblait entendre résonner à mes oreilles cet affreux trépignement rhythmé du public, sur lequel a été
composée cette fameuse chanson: «Des lampions! des lampions! etc.» Aussi, soit préoccupation, soit
désir de terminer plus tôt, je me trouvai, lorsque j’eus fini ma séance, avoir escamoté cinq minutes
sur le quart-d’heure. Certes, on pouvait l’appeler le quart-d’heure de grâce.
Monter en voiture, arriver place de la Bourse, fut l’affaire d’un instant; néanmoins vingt minutes
s’étaient écoulées depuis le baisser du rideau, et vingt minutes sont un temps exorbitant pour un
entr’acte.
Mon fils Emile et moi, nous montâmes l’escalier des artistes avec toute la promptitude possible,
mais déjà à la première marche nous avions entendu les cris, les sifflets, les roulements de pieds des
spectateurs impatients.
Quelle perspective pour une entrée en scène! Je savais que souvent, à tort ou à raison, le public
salue assez cavalièrement un artiste, quel qu’il soit, pour le rappeler à l’exactitude. Ce souverain
semble toujours avoir à la bouche ce mot d’un autre monarque: «J’ai failli attendre.» Quoi qu’il en
soit, nous nous hâtions de gravir les marches qui conduisaient à la scène.
Le régisseur, aux abois, entendant des pas précipités, nous cria du haut de ce rapide sentier:
—Est-ce vous, Monsieur Houdin?
—Oui, Monsieur, oui.
—Machiniste, au rideau! cria la même voix.
—Attendez donc, attendez donc, c’est imp….
Ma respiration ne put me permettre d’achever ma réclamation.
J’arrivai sur le palier du théâtre haletant, n’en pouvant plus.
—Allons! Monsieur Houdin, me dit le régisseur, je vous en supplie, faites votre entrée au plus
vite; le rideau est levé, le public est d’une impatience…..
La porte du fond de la scène s’était ouverte à deux battants, mais j’étais dans l’impossibilité de
la franchir; la fatigue et l’émotion m’avaient cloué sur place.
Ce fut cependant à cette impossibilité d’action que je dus une inspiration qui me sauva peut-être
de la mauvaise humeur du public.
—Va, dis-je à mon fils, entre en scène, prépare tout ce qu’il faut pour l’expérience de la seconde
vue, je te suis.
Le public se laissa désarmer par ce jeune enfant, dont la physionomie inspirait un sympathique
intérêt. Mon fils, après s’être gravement avancé vers les spectateurs, fit tranquillement ses petits
préparatifs, c’est-à-dire qu’il apporta sur le devant de la scène un tabouret, et qu’il déposa sur une
table voisine une ardoise, du blanc, des cartes et un bandeau.
Ce peu de temps m’avait suffi pour reprendre haleine et pour calmer mes sens. Je m’avançai à
mon tour, en m’efforçant de retrouver le sourire de rigueur ordinairement stéréotypé sur mes lèvres.
J’y parvins, mais avec beaucoup de peine, tant mes traits avaient été contractés.
Le public resta d’abord silencieux, puis insensiblement les figures se déridèrent, et bientôt un ou
deux applaudissements ayant été risqués, il y eut entraînement et la paix fut faite. Je fus, du reste, bien
dédommagé de ce terrible préliminaire, car jamais ma seconde vue n’obtint un plus grand succès.
Un incident contribua surtout à égayer la fin de cette expérience.
Un spectateur, venu sans doute à cette représentation avec le parti pris de nous embarrasser,
avait, depuis quelques instants, cherché vainement à mettre en défaut la clairvoyance de mon fils,
lorsque m’adressant la parole:
—Monsieur, me dit-il en accentuant ses paroles, puisque votre fils est un devin, il pourra
certainement deviner le numéro de ma stalle.
L’exigeant spectateur pensait me mettre dans la nécessité d’avouer l’impuissance de notre
mystérieuse expérience, parce qu’il couvrait le chiffre et que les stalles voisines étant occupées, on
ne pouvait non plus en lire les numéros. Mais j’étais en garde contre toutes les surprises; ma réponse
était prête. Seulement, afin de tirer le meilleur parti possible de la situation, je feignis de reculer pour
mieux enferrer mon adversaire.
—Vous savez, Monsieur, lui dis-je en affectant un air embarrassé, vous savez que mon fils n’est
ni sorcier, ni devin; il lit par mes yeux, et c’est pour cela que j’ai donné à cette expérience le nom de
seconde vue. Comme je ne puis voir le numéro de votre stalle, puisque vous l’occupez, et qu’autour
de vous les autres stalles sont également remplies, mon fils ne pourra vous le nommer.
—Ah! j’en étais bien sûr! s’écria mon persécuteur d’un air de triomphe et en se tournant vers ses
voisins, je vous l’avais bien dit que je l’embarrasserais.
—Oh! Monsieur, vous n’êtes pas généreux dans votre victoire, dis-je à mon tour d’un ton railleur.
Prenez-y garde, si vous piquez trop fort l’amour-propre de mon fils, il pourra bien, si difficile qu’il
soit, résoudre votre problème.
—Je l’en défie, fit le spectateur en s’appuyant fortement sur le dossier de sa stalle pour mieux en
cacher le numéro. Oui, oui, je l’en défie.
—Vous croyez donc cela difficile?
—Je dirai mieux: cela vous est impossible.
—Alors, Monsieur, raison de plus pour que nous essayions de le faire. Vous ne nous en voudrez
pas de triompher à notre tour, ajoutai-je en souriant malignement.
—Allez, Monsieur, nous connaissons ces défaites-là; je vous le répète, je vous en défie l’un et
l’autre.
Le public prenait grand plaisir à ce débat et en attendait patiemment l’issue.
—Emile, dis-je à mon fils, prouvez à Monsieur que rien ne peut échapper à votre seconde vue.
—C’est le numéro soixante-neuf, répondit aussitôt l’enfant.
De tous les coins de la salle partirent aussitôt de bruyants et chaleureux applaudissements,
auxquels s’associa, du reste, mon antagoniste, qui, s’avouant vaincu, criait en battant des mains:
—C’est étonnant! c’est magnifique!
Par quel moyen étais-je parvenu à connaître le numéro de la stalle soixante-neuf? Je vais le dire.
Je savais à l’avance que dans les théâtres, lorsque les stalles sont divisées au milieu par une
barrière, les numéros impairs se trouvent à droite et les numéros pairs à gauche.
Or, comme au Vaudeville chaque rang était composé de dix stalles, il en résultait que du côté
droit, par exemple, chacun de ses rangs devait commencer par les numéros un, vingt-et-un, quaranteet-
un, soixante-un, et ainsi de suite, de vingt en vingt. Guidé par ce renseignement, il ne me fut pas
difficile, en partant du numéro soixante-et-un, d’arriver au soixante-neuf, représentant dans le
quatrième rang la cinquième stalle occupée par mon adversaire.
J’avais allongé la conversation dans le double but de donner plus d’éclat à mon expérience et de
prendre le temps de faire mes recherches à loisir. Je faisais ainsi une application de mon procédé des
deux pensées simultanées dont j’ai parlé plus haut.
Puisque me voici sur le chapitre des confidences, j’expliquerai au lecteur quelques-uns des
artifices qui ont le plus puissamment contribué à l’éclat de la seconde vue.
J’ai déjà dit que cette expérience était surtout le résultat d’une communication matérielle, mais
insaisissable, entre mon fils et moi, communication dont les immenses combinaisons pouvaient se
prêter à la désignation de tout objet imaginable. C’était un très beau résultat sans doute, mais je
compris que dans l’exécution j’allais rencontrer bientôt des difficultés inouïes.
L’expérience de la seconde vue avait lieu chaque soir à la fin de ma séance, et chaque soir, je
voyais arriver des incrédules armés de toutes pièces pour triompher d’un secret qu’ils ne pouvaient
s’expliquer.
Avant de partir pour aller voir le fils de Robert-Houdin, on tenait un conciliabule, on se
concertait pour emporter quelque objet qui pût embarrasser le père. C’étaient des médailles antiques
à moitié effacées, des minéraux, des livres écrits en caractères de toutes sortes (langues mortes et
langues vivantes), des armoiries, des objets microscopiques, etc.
Ce qui par dessus tout soumettait mon intelligence à un travail prodigieux, c’étaient les
devinations que l’on m’imposait en me présentant des objets enfermés, enveloppés, et quelquefois
même ficelés et cachetés.
J’étais parvenu à lutter avec avantage contre toutes ces taquineries. J’ouvrais assez facilement,
sans qu’on s’en aperçût, tout en paraissant m’occuper de toute autre chose, les boîtes, les bourses, les
portefeuilles, etc. Me présentait-on un paquet ficelé et cacheté? Avec l’ongle du pouce de la main
gauche, que je conservais toujours long et soigneusement aiguisé, je découpais dans le papier une
petite porte que je refermais aussitôt, après toutefois avoir, du coin de l’oeil, pris connaissance de ce
qu’il renfermait.
Une condition essentielle de mon rôle était d’avoir une excellente vue, et sur ce point mes yeux
ne me laissaient rien à désirer. Je devais à l’exercice de mon ancienne profession cette précieuse
faculté qui se développait encore, chaque jour, dans mes séances.
Une nécessité non moins indispensable était de connaître le nom de tout objet qui m’était
présenté. Il ne suffisait pas de dire, par exemple: C’est une pièce de monnaie, il fallait encore que
mon fils fît connaître le nom technique de cette pièce, sa valeur représentative, le pays où elle avait
cours et l’année où elle avait été frappée. Si l’on présentait un crown d’Angleterre, l’enfant devait,
après l’avoir nommé, indiquer également par exemple, que cette pièce avait été frappée sous Georges
IV et qu’elle avait une valeur intrinsèque de six francs dix-huit centimes.
Secondés par une excellente mémoire, nous étions parvenus à classer dans notre tête le nom et la
valeur de toutes les monnaies étrangères.
Nous pouvions aussi dépeindre un blason en termes héraldiques. Ainsi, me présentait-on les
armes de la maison de X…, mon fils disait:….. écu champ de gueule à deux émanches d’argent posées
en pal.
Cette connaissance nous était très utile dans les salons du faubourg Saint-Germain, où nous étions
souvent appelés.
J’avais appris à reconnaître, par la forme des caractères, mais sans pouvoir les traduire, une
infinité de langues, telles que le Chinois, le Russe, le Turc, le Grec, l’Hébreu, etc.
Nous savions les noms de presque tous les instruments de chirurgie, de sorte que les trousses de
médecins, si compliquées qu’elles fussent, ne pouvaient nous embarrasser.
Enfin je possédais encore, suffisamment pour en tirer parti, des connaissances en minéralogie,
pierres précieuses, antiquités et curiosités.
A la vérité j’avais, pour faire ces études, tous les documents que je pouvais désirer.
Un de mes bons et intimes amis, Aristide Le Carpentier, savant antiquaire, spirituel fabuliste,
oncle de l’habile compositeur de ce nom, possédait et possède encore aujourd’hui un cabinet de
curiosités antiques, qui fait mourir de convoitise les conservateurs des musées impériaux.
Nous y passions, mon fils et moi, de longues journées à apprendre des noms et des dates dont
nous faisions ensuite un savant étalage. Le Carpentier m’avait appris bien des choses, et entre autres
il m’avait indiqué différents signes auxquels on peut reconnaître certaines médailles antiques, dont le
module se trouve effacé. Les Trajan, les Tibère, les Marc-Aurèle, m’étaient devenus aussi familiers
qu’une pièce de cinq francs.
En ma qualité d’ancien horloger, je savais ouvrir facilement une montre, et je faisais même cette
opération d’une seule main, si bien que, sans que le public s’en doutât, je voyais le nom de l’horloger
gravé sur la cuvette; je refermais ensuite la montre et le tour était fait. Pour la devination, mon fils
faisait le reste.
Mais ce qui, sans contredit, nous rendit les plus grands services, ce fut cette vue par appréciation
que mon fils surtout possédait au plus haut point. Il lui suffisait, lorsque nous entrions en ville, d’un
examen très rapide, pour connaître tous les objets que contenait un appartement, ainsi que les
différents bijoux portés par les spectateurs, tels que breloques, épingles, lorgnons, éventails, broches,
bagues, bouquets, etc.
On doit penser avec quelle facilité il faisait la description de ces objets, lorsque je les lui
indiquais par notre correspondance secrète. Je vais en citer un exemple.
Un soir, dans une maison de la chaussée d’Antin, à la fin d’une séance aussi bien réussie que
chaudement applaudie, je me rappelai qu’en passant dans une pièce voisine du salon où nous nous
trouvions, j’avais fait remarquer à mon fils une bibliothèque vitrée, en le priant d’observer les titres
des livres et l’ordre dans lequel ils étaient placés. Personne ne s’était aperçu de ce prompt examen.
—Monsieur, dis-je au maître de la maison, je veux, pour terminer l’expérience de la seconde
vue, vous prouver sa puissance en faisant lire mon fils à travers une muraille. Voulez-vous me confier
un livre?
On me conduisit tout naturellement à la bibliothèque en question, que je fis semblant de voir pour
la première fois. Je mis le doigt sur un livre.
—Emile, dis-je à mon fils, quel est le nom de cet ouvrage?
—Un Buffon, me répondit-il vivement.
—Et à côté? s’empressa de dire un incrédule.
—Est-ce le côté de droite ou celui de gauche? répondit mon fils.
—Le côté de droite, dit l’interlocuteur, qui avait ses raisons pour choisir cet ouvrage, parce que
le titre en était très fin.
—C’est le voyage du jeune Anacharsis, répondit l’enfant. Mais Monsieur, ajouta-t-il, si vous
m’aviez demandé le nom du livre de gauche, je vous aurais nommé les poésies de Lamartine. Un peu
sur la droite de ce rayon, je vois les oeuvres de Crébillon; au-dessous, deux volumes des Mémoires
de Fleury; et mon fils nomma ainsi une douzaine d’ouvrages, puis il s’arrêta.
Les spectateurs n’avaient pas dit un mot pendant toutes ces descriptions tant ils étaient stupéfaits,
mais aussitôt l’expérience terminée, chacun vint nous complimenter en battant des mains.