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CHAPITRE XV. Comment on devient sorcier

  • PETITS MALHEURS DU BONHEUR.
  • INCONVÉNIENTS D’UN THÉÂTRE TROP PETIT.
  • INVASION DE MA SALLE.
  • REPRÉSENTATION GRATUITE.
  • UN PUBLIC CONSCIENCIEUX.
  • PLAISANT ESCAMOTAGE D’UN BONNET DE SOIE NOIRE.
  • SÉANCE AU CHATEAU DE SAINT-CLOUD.
  • LA CASSETTE DE CAGLIOSTRO.
  • VACANCES.
  • ETUDES BIZARRES.

S’il est un fait reconnu, c’est que dans ce monde l’homme ne peut avoir un bonheur parfait, et que
les plus heureuses chances, la plus grande prospérité ont aussi leurs désagréments; c’est ce qu’on
appelle les petits malheurs du bonheur. Une de mes tracasseries à moi, c’était d’avoir une salle trop
petite et de ne pouvoir satisfaire à toutes les demandes de places qui m’étaient adressées. J’avais
beau me mettre l’esprit à la torture, je ne pouvais trouver aucun expédient pour parer à cet
inconvénient.
Ainsi que je viens de le dire, ma salle était le plus souvent louée à l’avance; dans ce cas, les
bureaux n’ouvraient pas, et une affiche placardée à la porte annonçait qu’il était inutile de se
présenter, si l’on n’était porteur de coupons de location. Mais il arrivait, chaque jour, que des
personnes ennuyées de ne pouvoir se procurer un divertissement qu’elles s’étaient promis, ne tenaient
aucun compte de l’avertissement, s’adressaient au bureau, et sur le refus d’admission à la séance, se
répandaient en invectives contre le buraliste et plus encore contre l’administration.
Ces plaintes étaient absurdes pour la plupart et dans le genre de celles-ci:
—C’est une indignité qu’un semblable abus, disait un jour naïvement l’un de ces récalcitrants.
Oui, je vais, dès demain, aller porter plainte à la préfecture de police. Nous verrons si M. Robert-
Houdin a le droit d’avoir un théâtre si petit.
Tant que ces récriminations n’allaient pas plus loin, j’en riais, je le confesse, mais tous les
mécontentements ne se terminaient pas toujours d’une manière aussi pacifique. Il y eut des voies de
fait envers les employés, et même on alla jusqu’à faire l’invasion de ma salle. Ceci mérite d’être
raconté.
Un soir, une douzaine de jeunes gens, la tête échauffée par un excellent dîner, se présentent pour
assister à ma représentation. L’avis qu’ils lisent en passant n’est pour eux qu’une plaisanterie dont ils
veulent avoir le dernier mot. En conséquence, ne tenant aucun cas des observations qui leur sont
faites, ils se groupent à la porte et, pour me servir d’une expression consacrée, ils commencent à
former la tête de la queue. D’autres visiteurs, autorisés par leur exemple, se mettent de la partie, et
insensiblement une foule considérable s’assemble devant le théâtre.
Le régisseur, averti de ce qui se passe, vient, et du haut de l’escalier se prépare à faire à la
multitude un speach conciliant dont il espère un excellent effet; il tousse afin de se rendre la voix plus
claire. Mais il n’a pas plutôt commencé son allocution, que sa voix est couverte par des ris moqueurs
et des huées qui le forcent à se taire. Il vient alors, en désespoir de cause, me faire part de la situation
et me demander avis sur ce qu’il doit faire.
—Ne vous inquiétez pas, lui dis-je, tout ira mieux que vous ne le pensez. Tenez, ajoutai-je en
regardant ma montre, voici sept heures et demie, c’est l’heure de faire entrer les billets de location,
ouvrez les portes, et lorsque la salle sera pleine, le public du dehors sera bien forcé d’abandonner la
place.
J’avais à peine achevé ces mots, qu’on vint en toute hâte m’avertir que la foule avait brisé la
barrière et venait de faire irruption dans la salle.
Je courus sur la scène, et par le trou du rideau je pus m’assurer de la vérité du fait: toutes les
places étaient occupées.
Je fus, je l’avoue, très embarrassé sur le parti que je devais prendre. Faire évacuer la salle par le
poste voisin était un scandale que je voulais éviter et dont je ne pouvais prévoir les suites.
D’ailleurs, la police intervenant, pourrait peut-être susciter quelques procès, qui me feraient perdre
un temps précieux. Enfin la préfecture, qui ne m’avait imposé jusque-là qu’un seul garde, voyant cette
force publique insuffisante, ne manquerait pas de m’envoyer un piquet respectable qui augmenterait
considérablement mes dépenses journalières.
Je pris immédiatement une détermination.
—Faites fermer les portes du théâtre, dis-je à mon régisseur, et posez sur l’affiche du dehors une
bande annonçant que, par suite d’une indisposition subite, la séance d’aujourd’hui est remise à
demain. Comme cette mesure s’applique aux porteurs de billets de location, tenez-vous prêt à rendre
l’argent à ceux qui ne consentiront pas à l’échange d’un billet pour un autre jour. Quant à moi,
continuai-je, mon parti est pris: je donne une représentation gratis, et je veux pour toute vengeance
faire regretter à ce bouillant public l’équipée d’écolier à laquelle il s’est associé.
Ce plan une fois arrêté, je me préparai à faire convenablement les honneurs de ma maison, et
bientôt le rideau se leva.
En entrant en scène, je vis que le plus grand nombre des spectateurs avaient une contenance fort
embarrassée. Je les mis tout de suite à l’aise en me présentant devant eux d’un air enjoué, comme si
j’eusse ignoré ce qui s’était passé. Je fis plus encore; je m’efforçai de mettre dans ma séance tout
l’entrain dont j’étais capable, et lorsque j’en vins à la distribution de mes petits présents, j’en fus
tellement prodigue, que pas un spectateur ne fut oublié dans mes largesses.
Il ne faut pas demander si j’étais chaudement applaudi; le public rivalisait avec moi de bons
procédés et voulait ainsi me dédommager des tracasseries qu’il pensait m’avoir suscitées.
Une scène très originale et surtout très comique eut lieu à la sortie de mon spectacle.
Presque tous les assistants n’avaient vu dans la prise d’assaut de ma salle qu’un moyen de se
procurer des places, et chacun d’eux avait l’intention de payer la sienne après l’avoir occupée.
Mais, de mon côté, je tenais à conserver à ma représentation gratuite son caractère d’originalité,
dussent mes intérêts en souffrir. Aussi, dans la prévision de ce sentiment de délicatesse, j’avais
donné l’ordre que les employés n’attendissent pas la fin de la séance pour quitter leur poste, si bien
que régisseur, buraliste, ouvreuses, avaient profité de la permission, et s’en étaient allés.
Je m’étais placé pour tout voir sans être aperçu. On cherchait un bureau, on furetait de tous côtés
pour trouver un employé, on mettait la main à la poche, on se groupait pour prendre conseil, puis
enfin de guerre lasse on s’en allait.
Cependant le public ne se tint pas pour battu; pendant plusieurs jours il y eut chez moi une
véritable procession de gens qui venaient payer leur dette. Quelques personnes y joignirent des
excuses, et je reçus également par la poste un billet de cent francs avec la lettre suivante:
«Monsieur,
»Entraîné, hier, dans votre salle par un tourbillon de têtes folles, j’ai vainement cherché, après la séance, à payer le prix de la place
que j’avais occupée.
»Je ne veux pas cependant, Monsieur, quitter la France sans m’acquitter envers vous. En conséquence, basant le prix de ma stalle
sur le plaisir que vous m’avez procuré, je vous envoie ci-joint un billet de cent francs que je vous prie d’accepter en paiement de la dette
que j’avais involontairement contractée.
»Je ne me croirais pas encore quitte envers vous si je ne vous adressais aussi mes félicitations sur votre intéressante séance, en
vous priant, Monsieur, d’agréer l’assurance de ma considération la plus distinguée.»
La perte qui résulta pour moi de l’invasion de ma salle fut insignifiante, de sorte que je n’eus
point à me repentir de la détermination que j’avais prise.
D’un autre côté, l’aventure fut connue, et elle vint ajouter encore à ma vogue en la prolongeant,
car on sait que le public se dirige de préférence vers les théâtres où il est assuré de ne pouvoir
trouver de place.
On venait le plus souvent en famille à mon théâtre, mais il n’était pas rare aussi de voir de
nombreuses sociétés s’y donner rendez-vous.
Le trait suivant peut en donner un exemple:

Jean-Pierre DANTAN dit DANTAN le Jeune

Jean-Pierre DANTAN dit DANTAN le Jeune (1800-1869)

Le spirituel critique de la physionomie humaine, l’auteur ingénieux de ces charges excentriques
qui ont fait pâmer de rire tous ceux qui ne se trouvaient pas sur la sellette, Dantan jeune, vient un jour
à mon bureau de location:
—Madame, dit-il à la buraliste, combien avez-vous de stalles à votre théâtre?
—Je vais consulter mon livre, dit la dame…. Est-ce pour aujourd’hui, Monsieur?
—Non, Madame, c’est pour dans huit jours.
—Oh! alors, vous pourrez en avoir autant que vous voudrez.
—Comment, autant que je voudrai? mais alors votre salle est donc en caoutchouc?
—Non, Monsieur, je veux dire seulement que sur cinquante stalles dont je puis disposer, vous
pourrez en prendre autant qu’il vous plaira.
—Ah! très bien, Madame, je comprends maintenant, reprit Dantan sur le ton de la plaisanterie;
alors, si sur cinquante stalles je puis en avoir autant que je voudrai, veuillez m’inscrire pour soixante
places.
La dame du bureau, très embarrassée pour la solution de ce problème, me fit appeler, et
j’arrangeai facilement l’affaire en changeant en stalles le premier banc des galeries.
Voici le motif qui avait fait prendre au statuaire un si grand nombre de places.
Dantan jeune est peut-être l’artiste qui compte le plus d’amis. Or, il avait trouvé très original de
convier un certain nombre d’entre eux à la séance de Robert-Houdin, et c’est pour cette réunion qu’il
avait retenu soixante stalles.
J’ai voulu raconter ce fait, parce qu’à la fois il prouve la vogue dont jouissait mon théâtre, et
qu’il me rappelle le commencement d’une des plus agréables liaisons d’amitié que j’aie faites en ma
vie. A partir de cette époque, je devins et je suis toujours resté l’un des bons et intimes camarades du
célèbre statuaire.
Avant de le connaître personnellement, j’ignorais, ainsi que le plus grand nombre de ses
admirateurs, ses oeuvres sérieuses, mais lorsque je fus admis dans l’intimité de son atelier, je pus
apprécier toute l’étendue de son talent.
Dantan a chez lui, rangée sur d’immenses rayons, la collection la plus complète des bustes de
célébrités contemporaines; je ne pense pas qu’il y ait une seule tête portant un nom illustre qui ne lui
ait passé par les mains. Ainsi que dans un musée, chacun y est classé dans sa catégorie ou sa
spécialité; les monarques et les hommes d’Etat, moins nombreux que les autres, sont rangés sur un
même rayon, puis viennent des littérateurs, des musiciens instrumentistes, des chanteurs, des
compositeurs, des médecins, des guerriers, des artistes dramatiques, et enfin les illustrations de toute
nature et de tous pays. Mais ce qu’il y a surtout de très intéressant dans cette galerie, c’est que chaque
buste est accompagné de sa propre charge, si bien qu’après avoir admiré le personnage sous le côté
sérieux de l’exécution, on se livre à un fou rire en suivant dans tous ses détails l’esprit de la
caricature.
En voyant ces innombrables têtes, on a de la peine à s’imaginer qu’une existence d’homme puisse
suffire à un tel travail. C’est qu’aussi Dantan possède au plus haut degré la perception des traits
caractéristiques d’un visage; il lui suffit même souvent de voir une personne une seule fois pour la
reproduire avec la plus exacte ressemblance. Témoin le fait suivant, que je vais citer autant pour sa
singularité, que parce qu’il se rattache à la prestidigitation:
Le fils du lieutenant-général baron D…. vint un jour prier Dantan de faire le buste de son père.
«Je ne vous cache pas, dit-il à l’artiste, que pour l’exécution de cette oeuvre vous allez rencontrer
une difficulté peut-être insurmontable. Non seulement le général ne consentirait jamais à poser pour
son buste, mais il me serait encore tout à fait impossible de vous faire rencontrer avec lui dans sa
maison. Toujours souffrant depuis longues années, mon père ne veut voir d’autres personnes que les
gens de son service, et il se tient presque constamment seul. Il ne nous restera donc d’autre moyen
que de faire ce travail à la dérobée; comment? je l’ignore.
—Monsieur, votre père ne sort-il jamais de chez lui, dit le statuaire?
—Si fait, Monsieur; tous les jours à quatre heures le général monte en omnibus pour aller lire les
journaux dans un cabinet de lecture, place de la Madeleine; après quoi il revient s’enfermer chez lui.
—Mais, fit l’artiste, il ne m’en faut pas davantage. Dès aujourd’hui je vais commencer mon
travail d’observation, et demain je me mets à l’oeuvre.»
En effet, à quatre heures précises, Dantan était en faction devant une maison faisant le coin des
boulevards et de la rue Louis-le-Grand; il vit bientôt le général en sortir et se diriger vers un
omnibus. Le sculpteur s’attache aussitôt aux pas de son modèle et monte en même temps que lui dans
le banal véhicule. Malheureusement les seules places à occuper se trouvent du même côté, et l’artiste
ne peut faire que des études de profil, tout en prenant encore de très grandes précautions pour ne pas
compromettre ses observations ultérieures.
Enfin, la voiture s’arrête place de la Madeleine. Le poursuivant et le poursuivi entrent ensemble,
ou du moins l’un après l’autre, dans le même cabinet de lecture. Là, chacun prend son journal favori
et s’installe pour le lire.
Dantan s’est placé en face du général, et, tout en semblant absorbé dans un premier-Paris, il
dirige sournoisement ses regards intelligents de son côté.
Tout allait au mieux, et depuis quelques instants l’artiste faisait tranquillement ses études à la
dérobée, lorsque le général, qui déjà avait été surpris que son compagnon d’omnibus se trouvât
encore au cabinet de lecture, vint à saisir plusieurs regards furtifs de son vis-à-vis.
Taquiné par cette indiscrète curiosité, dont il ne pouvait comprendre la cause, il chercha à la
déjouer, en se faisant un rempart de son immense feuille.
La figure du vieux baron disparut donc. Mais le haut de sa tête dominait encore, et Dantan eût pu
continuer fructueusement son travail de ce côté, sans un affreux bonnet de soie noire qui la couvrait
entièrement.
Que faire? Dans un buste, on n’improvise pas un front couvert de rides, pas plus que l’on ne
dispose à sa fantaisie les cheveux d’un vieillard.
Bien des prestidigitateurs et des plus fameux se seraient trouvés arrêtés devant une pareille
difficulté. Dantan ne se creusa pas longtemps la tête, ce qui n’empêcha pas son tour d’être des plus
piquants.
Il s’approche de la dame du comptoir, cause quelques instants avec elle, et revient tranquillement
reprendre son poste d’observation.
Il est bon de dire que, chauffé par un puissant calorifère, le cabinet de lecture se trouvait déjà à
une température convenablement élevée. Tout-à-coup une chaleur insupportable se répand dans la
salle, et l’on voit sur quelques fronts perler de grosses gouttes de sueur.
Le général qui, dans ce moment, tenait en main la Gazette des Tribunaux, et qui se complaisait
sans doute dans quelque lugubre drame, fut un des derniers à s’apercevoir de cet excès de
température. A la fin pourtant, il sentit la nécessité de quitter son bonnet de soie et de le mettre dans
sa poche, tout en grommelant entre ses dents: «Mon Dieu, qu’il fait chaud ici!»
Le tour était fait.
Le lecteur a deviné que notre malin artiste est la cause de ce bain de vapeur qu’il a sollicité et
obtenu de la buraliste, à laquelle il a confié le secret de son importante mission.
Ce résultat une fois obtenu, Dantan, sans perdre de temps, les yeux braqués pardessus la feuille
que le général tenait à la main, fait à la hâte ses études phrénologiques sur le crâne vénérable du
vieux guerrier, puis se levant de table, jette un dernier coup d’oeil sur les traits de son modèle, les
photographie en quelque sorte dans sa tête, et court à son atelier se mettre à l’oeuvre.
A quelque temps de là, le statuaire livrait à la famille du général le buste le plus parfait peut-être
qui soit jamais sorti de son ciseau.
Je ferme ici la parenthèse que j’ai ouverte à propos des petits malheurs suscités par la petitesse
de mon théâtre; je vais maintenant en ouvrir une autre sur les petits bonheurs que me procurait mon
succès.
Dans les premiers jours de novembre, je reçus une invitation de me rendre à Saint-Cloud, pour y
donner une séance devant le roi Louis-Philippe et sa famille. Ce fut avec le plus grand plaisir que
j’acceptai cette proposition. Je n’avais encore joué devant aucune tête couronnée, et cette séance
devenait pour moi un événement important.
J’avais devant moi six jours pour faire mes préparatifs. J’y mis tous les soins imaginables, et
j’organisai même un tour de circonstance, dont j’eus lieu d’espérer un excellent effet.
Au jour fixé pour ma séance, un fourgon attelé de chevaux de poste vint de très bonne heure
prendre mes bagages et me conduisit au château. Un théâtre avait été dressé dans un vaste salon,
désigné par le roi pour le lieu de la représentation.
Afin que je ne fusse pas dérangé dans mes préparatifs, on avait pris la précaution de placer un
planton à l’une des portes du salon qui donnait sur un corridor de service. Je remarquai encore trois
autres portes dans cette pièce: l’une, garnie de glaces sans tain, donnait sur le jardin, en face d’une
avenue garnie de superbes orangers; les deux autres, à droite et à gauche, communiquaient aux
appartements du Roi et à ceux de la duchesse d’Orléans.
J’étais occupé à disposer mes instruments, lorsque j’entendis s’ouvrir discrètement une des deux
dernières portes dont je viens de parler, et tout aussitôt une voix me fit cette demande du ton de la
plus grande affabilité:
—Monsieur Robert-Houdin, puis-je entrer sans indiscrétion?
Je tournai la tête de ce côté et je reconnus le Roi Louis-Philippe, qui, ne m’ayant fait cette
demande que sous forme d’introduction, n’avait pas attendu ma réponse pour s’avancer vers moi.
Je m’inclinai respectueusement.
—Avez-vous bien tout ce qu’il vous faut pour votre organisation? me dit le Roi.
—Oui, Sire; l’intendant du château m’a fourni des ouvriers très habiles, qui ont promptement
monté cette petite scène.
A ce moment déjà, mes tables, consoles et guéridons, ainsi que les divers instruments de ma
séance, symétriquement rangés sur la scène, présentaient un aspect élégant.
—C’est très joli ceci, me dit le Roi, en s’approchant du théâtre et en jetant un regard furtif sur
quelques-uns de mes appareils; c’est très joli. Je vois avec plaisir que, ce soir, l’artiste de 1846
justifiera la bonne opinion qu’avait fait concevoir de lui le mécanicien de 1844.
—Sire, répondis-je, aujourd’hui, comme il y a deux ans, je tâcherai de me rendre digne de la
haute faveur que Votre Majesté daigne m’accorder, en assistant à l’une de mes représentations.
—On dit la seconde vue de votre fils bien surprenante, reprit le Roi; mais je vous avertis,
Monsieur Robert-Houdin, de vous tenir en garde, car nous nous proposons de vous susciter de
grandes difficultés.
—Sire, répondis-je avec assurance, j’ai tout lieu de croire que mon fils les surmontera.
—Je serais fâché qu’il en fût autrement, dit avec une teinte d’incrédulité le Roi qui s’éloignait.
Monsieur Robert-Houdin, ajouta-t-il en fermant la porte par laquelle il était entré, je vous
recommande l’exactitude.
A quatre heures précises, lorsque la famille Royale et les nombreux invités furent réunis, les
rideaux qui me cachaient à tous les yeux s’ouvrirent, et je parus en scène.
Grâce à mes nombreuses séances, j’avais heureusement acquis une assurance imperturbable et
une confiance en moi-même, que la réussite de mes expériences avait constamment justifiées.
Je commençai au milieu du plus profond silence. On voulut sans doute voir, apprécier, juger,
avant d’accorder un suffrage. Mais insensiblement on devint plus communicatif; j’entendis quelques
exclamations de surprise, qui furent bientôt suivies de démonstrations plus expressives encore.
Toutes mes expériences reçurent un très favorable accueil; celle que j’avais composée pour la
circonstance acheva de me concilier tous les suffrages.
Je vais en donner l’explication.
J’empruntai à mes nobles spectateurs quelques mouchoirs, dont je fis un paquet que je déposai
sur ma table. Puis, à ma demande, différentes personnes écrivirent sur des cartes les noms d’endroits
où elles désiraient que les mouchoirs fussent invisiblement transportés.
Ceci terminé, je priai le Roi de prendre au hasard trois de ces cartes et de choisir ensuite, parmi
les trois endroits qu’elles désignaient, celui qui lui conviendrait le mieux.
—Voyons, dit Louis-Philippe, ce qu’il y a sur celle-ci: «Je désire que les mouchoirs se trouvent
sous un des candélabres placés sur la cheminée.» C’est trop facile pour un sorcier; passons à une
autre carte. «Que les mouchoirs soient transportés sur le dôme des Invalides.» Cela me conviendrait
assez, mais c’est beaucoup trop loin, non pas pour les mouchoirs, mais pour nous….. Ah! ah! fit le
Roi en regardant la dernière carte, je crains bien, Monsieur Robert-Houdin, de vous mettre dans
l’embarras; savez-vous ce qu’elle propose?
—Que Votre Majesté veuille bien me l’apprendre.
—On désire que vous fassiez passer les mouchoirs dans la caisse de l’oranger qui est au bout de
cette avenue, sur la droite.
—N’est-ce que cela, Sire! Veuillez ordonner et j’obéirai.
—Soit! je ne suis pas fâché de voir un pareil tour de magie. Je choisis donc la caisse d’oranger.
Le Roi donna à voix basse quelques ordres, et je vis aussitôt plusieurs personnes courir vers
l’oranger pour le surveiller et empêcher toute fraude.
J’étais enchanté de cette précaution, qui contribuait à l’éclat de ma réussite, car le tour était déjà
fait et la précaution devenait tardive.
Il s’agissait de faire partir les mouchoirs pour leur destination. Je mis le paquet sous une cloche
de cristal opaque, et, prenant ma baguette, j’ordonnai à mes voyageurs invisibles de se rendre à
l’endroit désigné par le Roi.
Je levai la cloche: le petit paquet n’y était plus, et une tourterelle blanche se trouvait à sa place.
Le Roi s’approcha alors vivement de la porte, à travers laquelle il porta ses regards vers
l’oranger, pour s’assurer que le comité de surveillance était à son poste. Cette vérification faite, il se
mit à sourire en hochant légèrement la tête.
—Ah! Monsieur Robert-Houdin, me dit-il, avec une teinte d’ironie, je crains bien pour la vertu
de votre baguette magique. Voyons, ajouta-t-il en se retournant vers le fond du salon, où se tenaient
quelques serviteurs; que l’on aille prévenir Guillaume (c’était, je crois, un des maîtres jardiniers) de
faire immédiatement l’ouverture de la dernière caisse qui se trouve sur la droite de l’avenue; qu’il
cherche avec précaution dans la terre et qu’il m’apporte ce qu’il y trouvera,… si toutefois il y trouve
quelque chose.
Guillaume ne tarda pas à arriver près de l’oranger, et, bien que très étonné des ordres qui lui
étaient donnés, il se mit en mesure de les exécuter.
Il enleva soigneusement un des panneaux de la caisse, en gratta la terre avec précaution, et déjà
l’une de ses mains s’était avancée vers le centre de l’oranger sans avoir rien découvert, quand tout-àcoup
un cri de surprise lui échappa, en même temps qu’il retirait un petit coffret de fer rongé par la
rouille.
Cette curieuse trouvaille, nettoyée de la terre qui la souillait, fut apportée et déposée sur un petit
guéridon qui se trouvait près du Roi.
—Eh bien, Monsieur Robert-Houdin, me dit Louis-Philippe dans un mouvement d’impatiente
curiosité, voici un coffret. Est-ce que par hasard les mouchoirs s’y trouveraient renfermés?
—Oui, Sire, répondis-je avec assurance; ils y sont et depuis fort longtemps.
—Comment depuis fort longtemps? cela ne peut être puisqu’il y a à peine un quart d’heure que
les mouchoirs vous ont été confiés.
—Je ne puis le nier, Sire; mais où serait la magie si je ne parvenais à exécuter des faits
incompréhensibles? Votre Majesté sera sans doute plus surprise encore, lorsque je lui prouverai
d’une manière irrécusable que ce coffre, ainsi que ce qu’il contient, a été déposé dans la caisse de
l’oranger, il y a soixante ans.
—J’aimerais assez vous croire sur parole, reprit le Roi en souriant, mais cela m’est impossible;
dans ce cas, il me faut des preuves.
—Que Votre Majesté veuille bien ouvrir cette cassette, et elle en trouvera de très convaincantes.
—Oui, mais j’ai besoin d’une clef pour cela.
—Il ne tient qu’à vous, Sire, d’en avoir une. Veuillez la détacher du cou de cette charmante
tourterelle, qui vient de vous l’apporter.
Louis-Philippe dénoua un ruban qui soutenait une petite clef rouillée, avec laquelle il se hâta
d’ouvrir le coffret.
Le premier objet qui se présenta aux yeux du Roi fut un parchemin sur lequel le monarque lut ce
qui suit:

 

Cette boîte de fer, contenant six mouchoirs, a été placée au milieu des racines d’un oranger par moi, Balsamo, comte de Cagliostro,
pour servir à l’accomplissement d’un acte de magie qui sera exécuté dans soixante ans, à pareil jour, devant Louis-Philippe d’Orléans et
sa famille.
—Décidément, cela tient du sortilége, dit le Roi de plus en plus étonné….. Rien ne manque à la
réalité, car le sceau et la signature du célèbre sorcier sont apposés au bas de cette déclaration qui,
Dieu me pardonne, sent fortement le roussi.
A cette plaisanterie, l’auditoire se prit à rire.
—Mais, ajouta le Roi, en sortant de la boîte un paquet cacheté avec beaucoup de soin, serait-il
possible que les mouchoirs fussent sous cette enveloppe?
—En effet, Sire, ils y sont; seulement, avant d’ouvrir ce paquet, je prie Votre Majesté de
remarquer qu’il est également scellé du cachet du comte de Cagliostro.
Ce cachet, qui a joué un grand rôle sur les fioles d’élixir de longue vie et sur les sachets d’or
potable du célèbre alchimiste, avait une certaine célébrité. Torrini, qui avait beaucoup connu
Cagliostro, m’en avait, dans le temps, remis une empreinte que j’avais conservée, et sur laquelle
j’avais pris un cliché.
—Certainement, c’est bien le même, répondit mon Royal spectateur en regardant à deux fois le
sceau de cire rouge.
Toutefois, impatient de connaître le contenu du paquet, le Roi en déchira vivement l’enveloppe,
et bientôt il étala devant les spectateurs étonnés les six mouchoirs qui, quelques minutes auparavant,
étaient encore sur ma table.
Ce tour me valut de vifs applaudissements. Mais pour l’expérience de la seconde vue, qui devait
terminer la séance, j’eus réellement à soutenir une lutte acharnée, ainsi que le Roi me l’avait annoncé.
Parmi les objets qui me furent présentés, se trouvait, je me rappelle, une médaille avec laquelle
on croyait bien nous embarrasser. Cependant, je ne l’eus pas plus tôt entre les mains, que mon fils en
fit la description de la façon suivante:
—C’est, dit-il avec assurance, une médaille grecque en bronze sur laquelle est un mot composé
de six lettres que je vais épeler: lambda, epsilon, mu, nu, omicron, sigma, ce qui fait Lemnos.
Mon fils connaissait l’alphabet grec; il put donc lire le mot Lemnos, quoiqu’il lui eût été
impossible d’en donner la traduction.
C’était déjà, comme on doit le penser, un véritable tour de force pour ce jeune enfant; mais la
famille Royale ne s’en tint pas là.
On me remit encore une petite pièce de monnaie chinoise, percée, comme on le sait, d’un trou
dans le milieu; le nom et la valeur de la pièce furent aussitôt désignés. Enfin, une difficulté dont j’eus
le bonheur de me tirer avec avantage, vint clore brillamment cette expérience.
J’avais été étonné que la duchesse d’Orléans, qui prenait un intérêt tout particulier à la seconde
vue, se fût absentée pour rentrer dans son appartement. Elle ne tarda pas à revenir et me remit entre
les mains un petit écrin dont elle me pria de faire désigner le contenu par mon fils, mais en me
recommandant expressément de ne pas l’ouvrir.
J’avais prévu la défense; aussi, pendant que la princesse me parlait, j’ouvris l’écrin d’une main
et, d’un coup-d’oeil rapide, je m’assurai de ce qu’il renfermait. Cependant je feignis de reculer un
instant devant cette proposition, afin de produire un plus grand effet.
—Votre Altesse, répondis-je en rendant l’écrin, me permettra de me défendre d’une pareille
impossibilité, car elle a dû remarquer que jusqu’à ce moment il fallait que l’objet me fût connu pour
que mon fils le nommât.
—Vous avez pourtant surmonté de plus grandes difficultés, reprit la belle-fille de Louis-Philippe.
Néanmoins, si cela ne se peut pas, n’en parlons plus, je serais fâchée de vous mettre dans l’embarras.
—Ce que demande Votre Altesse est, je le répète, impossible, et pourtant, jaloux de justifier la
confiance que vous avez dans sa clairvoyance, mon fils, par un effort suprême de ses facultés, va
tâcher de voir à travers l’écrin ce qu’il contient.
—Le peut-il, même à travers mes mains, reprit la Duchesse en cherchant à cacher l’écrin.
—Oui, Madame, et Votre Altesse fût-elle dans l’appartement voisin, mon fils le verrait encore.
La Duchesse d’Orléans, sans accepter cette nouvelle épreuve, que je lui proposais, se contenta
d’interroger elle-même mon fils.
L’enfant, qui depuis longtemps avait ses instructions, répondit sans hésiter: il y a dans cet écrin
une épingle en or, surmontée d’un diamant, autour duquel est un cercle d’émail bleu ciel.
—C’est de la plus grande exactitude, dit la Duchesse en présentant au Roi le bijou qu’elle sortit
de sa boîte. Jugez vous-même, Sire.
Et se retournant vers moi:
—Tenez, Monsieur Robert-Houdin, me dit-elle avec une grâce infinie, voulez-vous accepter cette
épingle en souvenir de votre visite à Saint-Cloud?
Je remerciai vivement Son Altesse, en l’assurant de ma reconnaissance.
La représentation était terminée; le rideau se baissa et je pus à mon tour jouir librement d’un
curieux spectacle: c’était de voir par un petit trou mon auditoire rassemblé par groupes et se
communiquant à l’envi ses impressions.
Avant de quitter le château, le Roi et la Reine me firent encore adresser les plus flatteuses
paroles par la personne chargée de me remettre un souvenir de leur munificence.
Cette représentation ne put augmenter ma vogue; cela n’était plus possible, mais elle contribua
puissamment à l’entretenir. Ma séance à Saint-Cloud eut surtout du retentissement dans l’aristocratie
qui, jusqu’à ce moment, avait hésité à venir dans ma petite salle; la curiosité la fit passer par dessus
quelques considérations, et elle vint à son tour s’assurer de la réalité des merveilles qui m’étaient
attribuées.
Cependant les chaleurs de l’été commençaient à se faire sentir: nous étions aux premiers jours de
juillet, je dus songer à fermer mon théâtre; seulement, au lieu d’aller courir fortune, comme l’année
précédente, je m’occupai à changer et à renouveler ma séance. La tâche était grande, mais j’étais
rempli d’une courageuse émulation, car je n’ignorais pas que mon succès m’imposait des obligations,
et que pour le voir se continuer il me fallait constamment en être digne. Loin de me laisser
décourager par ce dicton rétrograde: Nil novi sub sole, qu’Alfred de Musset a spirituellement
paraphrasé ainsi:
La paresse nous bride et les sots vont disant
Que sous ce vieux soleil tout est fait à présent;
je m’inspirais de cette pensée du même auteur:
Croire tout découvert est une erreur profonde;
Je ferai du nouveau, n’en fût-il plus au monde.
Ce qu’il y avait de plus pénible dans mon travail de recherches, c’est qu’il fallait que mes
inventions fussent terminées à heure et à jour nommés, car la reprise de mes représentations était
fixée au premier septembre suivant, et, pour bien des raisons, je tenais à être exact.