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CHAPITRE IV. Comment on devient sorcier

  • JE REVIENS À LA VIE.
  • UN ÉTRANGE MÉDECIN.
  • TORRINI ET ANTONIO: UN ESCAMOTEUR ET UN MÉLOMANE.
  • LES CONFIDENCES D’UN MEURTRIER.
  • UNE MAISON ROULANTE.
  • LA FOIRE D’ANGERS
  • UNE SALLE DESPECTACLE PORTATIVE.
  • J’ASSISTE POUR LA PREMIÈRE FOIS A UNE SÉANCE DE PRESTIDIGITATION.
  • LE COUP DE PIQUET DE L’AVEUGLE.
  • UNE REDOUTABLE CONCURRENCE.
  • LE SIGNOR CASTELLI MANGE UN HOMME VIVANT.

Je suis très peu fataliste, et si je le suis, ce n’est qu’avec de grandes réserves; toutefois, je ne
puis m’empêcher de faire remarquer ici qu’il y a dans la vie humaine bien des faits qui tendraient à
donner raison aux partisans de la fatalité.
Supposons, cher lecteur, que, au moment où je sortais de Blois pour me rendre à Tours, le destin,
dans un élan de bonté pour moi, m’eût ouvert son livre à l’une des plus belles pages de ma vie
d’artiste. J’aurais été certainement ravi d’un si bel avenir, mais dans mon for intérieur n’aurais-je pas
eu lieu de douter de sa réalisation?
En effet, je partais comme simple ouvrier avec l’intention bien arrêtée de faire ce qu’on appelle
un tour de France. Ce voyage, dont je ne pouvais préciser la durée, devait me conduire fort loin, car
j’allais, sans doute, m’arrêter un an ou deux dans chacune des villes que je visiterais, et la France est
grande! Puis quand je serais suffisamment habile, je comptais revenir au pays natal pour m’établir en
qualité d’horloger.
Mais le destin en a décidé autrement; il faut, pour ne pas mentir à ses propres décrets, qu’il
m’arrête en chemin, me fasse revenir sur mes pas, et m’instruise dans l’art auquel je suis prédestiné.
Que m’envoie-t-il pour cela? Un empoisonnement qui me rend fou de douleur et me jette inanimé sur
la voie publique.
Ce serait pourtant à croire que ma carrière est terminée et que le destin se trouve en défaut. Pas
du tout! ainsi qu’on le verra par la suite de ce récit, rien n’était plus logique dans l’ordre de ma
destinée que cet événement, et plus tard, lecteur, vous ne pourrez vous empêcher de convenir avec
moi que c’est à mon empoisonnement que je dois d’avoir été prestidigitateur.
Mais j’en étais à rappeler mes souvenirs après ma bienheureuse catastrophe; je reprends mon
récit au point où je l’ai laissé.
Que m’était-il arrivé depuis mon évanouissement; où étais-je; et à quel titre cet homme si bon, si
affectueux, me prodiguait-il tous ses soins? Je brûlais d’avoir la solution de ces problèmes, et je
n’eusse pas manqué de la demander à mon hôte sans la recommandation expresse qu’il venait de me
faire. Comme la pensée ne m’était pas interdite, je me lançai dans le champ des suppositions, en les
établissant sur l’examen de ce qui m’entourait.
La chambre dans laquelle je me trouvais pouvait avoir trois mètres de long sur deux de large; les
parois, brillantes de propreté, étaient en bois de chêne poli. De chaque côté, dans le sens de la
largeur, était pratiquée, à hauteur d’appui, une petite fenêtre garnie de rideaux de mousseline blanche;
quatre chaises en noyer, des tablettes servant de table et mon excellent lit, dont je ne pouvais voir la
forme, composaient le mobilier de cette chambre roulante qui, au luxe près, ressemblait fort à une
large cabine de bateau à vapeur.
Il devait y avoir deux autres compartiments; car, à ma gauche, je voyais de temps en temps
disparaître mon docteur derrière deux larges rideaux de damas rouge ornés de crépines d’or, et je
l’entendais marcher dans une pièce dont je ne pouvais voir l’intérieur, tandis que, à ma droite,
j’entendais à travers une mince cloison une voix qui adressait des encouragements à des chevaux.
Cette circonstance me fit conclure que j’étais réellement dans une voiture, et que cette voix était celle
de notre conducteur.
Je connaissais déjà le nom de ce dernier, pour l’avoir entendu appeler plusieurs fois par celui
que je supposais être son maître. Il se nommait Antonio; c’était du reste un mélomane parfait, et il
chantait à ravir des morceaux italiens qu’il interrompait parfois pour faire la grosse voix, avec un
accent très prononcé, et stimuler par un juron énergique la lenteur de son attelage. Je n’avais point
encore eu l’occasion de voir ce garçon.
Quant au maître, c’était un homme de quarante-cinq à cinquante ans, dont la taille, au-dessus de
la moyenne, était bien prise; dont la figure triste ou sérieuse, respirait toutefois un air de bonté qui
prévenait en sa faveur. Une longue chevelure noire, naturellement bouclée, tombait sur ses épaules, et
il avait pour vêtement une blouse avec un pantalon en toile écrue, pour cravate un foulard de soie
jaune.
Mais aucune de ces particularités ne pouvait m’aider à deviner qui il était, et mon étonnement
redoublait, en le voyant se tenir constamment à mes côtés, me combler de soins et de prévenances, et
me couver des yeux, comme eût fait la plus tendre des mères.
Un jour s’était écoulé depuis la recommandation qui m’avait été faite de garder le silence.
J’avais repris un peu de forces, et il me semblait que j’étais assez bien pour pouvoir parler; j’allais
donc prendre la parole, lorsque mon hôte, devinant mon intention, me prévint:
—Je conçois, me dit-il, que vous soyez impatient de savoir où vous êtes et avec qui vous vous
trouvez; je ne vous cacherai pas que, de mon côté, je suis tout aussi curieux de connaître les
circonstances qui ont amené notre rencontre. Cependant, dans l’intérêt de votre santé, dont j’ai pris la
responsabilité, je vous demande de laisser passer encore la nuit; demain, j’ai tout lieu d’espérer que
nous pourrons, sans aucun risque, causer aussi longuement qu’il vous plaira.
N’ayant aucune raison sérieuse à opposer à cette prière, et d’ailleurs, habitué depuis quelque
temps à suivre aveuglément tout ce que me prescrivait mon étrange docteur, je me résignai.
La certitude d’avoir bientôt le mot de l’énigme contribua, je crois, à me procurer un sommeil
paisible dont je sentis l’heureuse influence à mon réveil. Aussi, quand le docteur vint pour étudier
mon pouls, fut-il étonné lui-même des progrès qui s’étaient opérés en quelques heures, et, sans
attendre mes questions:
—Oui, me dit-il, comme répondant au muet interrogatoire que lui adressaient mes yeux, je vais
satisfaire votre juste curiosité; je vous dois une explication, et je ne vous la ferai pas attendre plus
longtemps.
—Je me nomme Torrini, et j’exerce la profession d’escamoteur. Vous êtes chez moi, c’est-à-dire
dans la voiture qui me sert ordinairement d’habitation. Vous serez étonné, je n’en doute pas,
d’apprendre que la chambre à coucher que vous occupez en ce moment, peut, en s’allongeant, se
transformer en salle de spectacle; pourtant, c’est l’exacte vérité. Dans la petite pièce que vous voyez
derrière ces rideaux rouges, est la scène où sont rangés mes instruments.
A ce mot d’escamoteur, je ne pus réprimer un mouvement de satisfaction dont mon sorcier ne
devina pas la cause, car il ignorait qu’il eût près de lui un des plus fervents adeptes de son art.
—Quant à vous, poursuivit-il, je ne vous demanderai pas qui vous êtes; votre nom, votre
profession, ainsi que les causes de votre maladie, me sont connus. J’ai puisé ces renseignements sur
votre livret et sur quelques notes trouvées sur vous, et que j’ai cru devoir consulter dans votre intérêt.
—Je dois maintenant vous faire connaître ce qui s’est passé depuis le moment où vous avez
perdu connaissance.
—Après avoir donné quelques représentations à Orléans, je me rendais de cette ville à Angers,
où bientôt va s’ouvrir la foire, lorsque, à quelque distance d’Amboise, je vous ai rencontré étendu, la
face contre terre et entièrement privé de sentiment. Par bonheur pour vous, je me trouvais alors près
de mes chevaux, faisant ma tournée du matin, ainsi que cela m’arrive, chaque jour, quand je suis en
voyage, et c’est à cette circonstance que vous devez de n’avoir pas été écrasé.
—Avec l’aide d’Antonio, je vous déposai sur ce lit, où ma pharmacie portative et mes
connaissances en médecine vous rappelèrent à la vie. Pauvre enfant! Le transport d’une fièvre ardente
vous donnait des accès de folie furieuse; vous me menaciez sans cesse, et j’eus toutes les peines du
monde à vous contenir.
—En passant à Tours, j’aurais bien désiré m’arrêter pour consulter un docteur, car votre position
était grave, et il y a longtemps que je ne pratique plus la médecine que pour mon usage particulier.
Mais j’étais à heures comptées; il fallait que j’arrivasse promptement à Angers où je désire être un
des premiers, afin de choisir un emplacement pour mes représentations; puis, je ne sais pourquoi,
j’avais un pressentiment que je vous sauverais, et ce pressentiment ne m’a point trompé.
Ne sachant comment remercier ce bon Torrini, je lui tendis la main qu’il serra dans les siennes;
mais l’avouerai-je? je fus arrêté dans l’effusion de cet élan par une pensée que je me reprochai
vivement plus tard:
—A quel motif, me disais-je, dois-je attribuer une affection aussi instantanée? Ce sentiment,
quelque sincère qu’il soit, doit avoir nécessairement une cause; et, dans mon ingratitude, je cherchais
si mon bienfaiteur ne cachait pas quelque motif d’intérêt sous son apparente générosité.
Torrini, comme s’il eût deviné ce qui se passait en moi, reprit avec un accent plein de bonté:—
Vous attendez une explication plus complète, n’est-ce pas? Eh bien! quoi qu’il puisse m’en coûter, je
vous la donnerai;…. la voici;
—Vous êtes étonné qu’un saltimbanque, un banquiste, un homme appartenant à une classe qui ne
pèche pas d’habitude par excès de délicatesse et de sensibilité, ait compati si vivement à vos
douleurs?
—Votre surprise cessera, mon enfant, lorsque vous saurez que cette compassion prend sa source
dans une douce illusion de l’amour paternel.
Ici, Torrini s’arrêta un instant, parut se recueillir et continua d’une voix émue.—J’avais un fils,
un fils chéri; c’était mon idole, ma vie, tout mon bonheur; une fatalité terrible m’a enlevé mon enfant!
il est mort, et, chose horrible à dire, il est mort assassiné, et vous voyez son assassin devant vous.
A un aveu si inattendu, je ne pus réprimer un mouvement d’horreur; une sueur froide inonda mon
visage.
—Oui, oui, son assassin, répéta Torrini dont la voix s’animait par degrés; et cependant, la loi n’a
pu m’atteindre, on m’a laissé la vie… J’ai eu beau m’accuser devant mes juges; ils m’ont traité de
fou, et mon crime a passé pour un fait d’homicide par imprudence… Que m’importent, après tout, leur
appréciation et leur jugement? que ce soit par incurie ou par imprudence, comme ils le disent, mon
pauvre Giovanni n’en est pas moins perdu pour moi, et toute ma vie, j’aurai sa mort à me reprocher.
La voix de Torrini se perdit au milieu des sanglots; il resta quelque temps les yeux couverts de
ses mains, puis, faisant un effort sur lui-même, il continua avec plus de calme:
—Pour vous épargner des émotions dangereuses dans votre position, j’abrégerai le récit
d’infortunes dont cet événement ne fut qu’un prélude. Ce que je vais vous dire suffira pour vous faire
comprendre la cause bien naturelle de ma sympathie pour vous.
Lorsque je vous vis, je fus frappé d’une conformité d’âge et de taille entre vous et mon
malheureux enfant; je crus même retrouver dans quelques-uns de vos traits une certaine ressemblance
avec les siens, et m’abandonnant à cette illusion, je décidai que je vous garderais auprès de moi, que
je vous donnerais des soins, comme si vous étiez mon propre fils.
—Vous pouvez vous faire maintenant une idée des angoisses que me causa, pendant huit jours,
votre maladie, et de la douleur qui s’empara de moi, quand j’en vins à désespérer de vos jours.
—Mais enfin, la Providence, nous prenant tous deux en pitié, vous a sauvé. Vous êtes maintenant
en pleine convalescence, et, sous peu de jours, je l’espère, vous serez complétement rétabli…
—Voilà, mon enfant, le secret de mon affection et de mon dévouement pour vous.
Profondément ému des malheurs de ce père, touché jusqu’aux larmes de la tendre sollicitude dont
il m’avait entouré, je ne sus lui exprimer ma reconnaissance que par des phrases entrecoupées; je
suffoquais d’émotion.
Torrini, sentant lui-même la nécessité d’abréger cette scène attendrissante, sortit en me
promettant un prompt retour.
Je ne fus pas plus tôt seul, que mille réflexions vinrent assaillir mon esprit. Cet événement,
tragique et mystérieux, dont le souvenir semblait égarer la raison de Torrini; ce crime, dont il
s’accusait avec tant d’insistance; ce jugement, dont il contestait la justice, m’intriguaient au plus haut
point, et me donnaient un vif désir d’avoir des détails plus complets sur ce drame intime.
Puis je me demandais comment cet homme, doué d’une agréable physionomie, qui ne manquait ni
de jugement ni d’esprit, et qui joignait à une instruction solide une conversation facile et des manières
distinguées, se trouvait ainsi descendu aux derniers degrés de sa profession.
Comme j’étais absorbé dans ces pensées, la voiture s’arrêta: nous étions arrivés à Angers.
Torrini nous quitta un instant pour aller demander à la Mairie l’autorisation de donner des
représentations, et, dès qu’il l’eut obtenue, il se mit en devoir de s’installer sur le terrain qui lui était
assigné.
Ainsi que je l’ai dit, la chambre que j’habitais dans la voiture, devait être transformée en salle de
spectacle; on me transporta donc dans une auberge voisine, et à ma demande, on me plaça dans un
excellent fauteuil, près d’une fenêtre ouverte. Le temps était beau; le soleil apportait dans ma
chambre une tiède chaleur qui me ranimait; je me sentais revivre, et, perdant insensiblement cette
égoïste indifférence que donne une souffrance continue, je retrouvai dans mon imagination rafraîchie
toute mon activité d’autrefois.
De ma place, je voyais Antonio et son maître, habit bas, manches retroussées, travailler à la
construction du théâtre forain. En quelques heures la transformation de notre demeure fut terminée: la
maison roulante était devenue une charmante salle de spectacle. Il est vrai de dire que tout y était
préparé, disposé et machiné, comme pour un changement à vue.
La distribution et l’organisation de cette singulière voiture sont restées si profondément gravées
dans ma mémoire qu’il m’est facile encore d’en faire aujourd’hui une exacte description.
J’ai déjà donné, plus haut, quelques détails sur l’intérieur de l’habitation de Torrini; je vais les
compléter.
Le lit, sur lequel j’avais reçu des soins, pendant ma maladie, se ployait par une ingénieuse
combinaison, et rentrait, par une trappe dans le parquet où il occupait un très petit espace.
Avait-on besoin de linge ou de vêtement? on ouvrait une trappe voisine de la précédente, et, à
l’aide d’un anneau, on dressait devant soi un meuble à tiroir, qui semblait apparaître comme par
enchantement. Un moyen analogue procurait une petite cheminée, qui, par une disposition toute
particulière, chassait la fumée en dessous du foyer.
Enfin le garde-manger, la batterie de cuisine et quelques autres accessoires de ménage,
mystérieusement casés, se trouvaient facilement sous la main pour le service, et reprenaient ensuite
leurs places respectives.
Ce bizarre mobilier occupait, sous la voiture, tout l’emplacement compris entre les quatre roues,
de sorte que la chambre, bien que suffisamment meublée, était cependant dégagée de tout embarras.
Mais si quelque chose me surprit, ce fut surtout lorsque je vis le véhicule, qui mesurait à peine
cinq ou six mètres, prendre tout à coup une extension de deux fois cette longueur. Voici par quel
ingénieux procédé on avait obtenu ce résultat: la caisse de la voiture était double, et on l’avait
allongée en la tirant, ainsi que cela se pratique pour les tuyaux d’une lorgnette. Ce prolongement,
soutenu par des tréteaux, présentait la même solidité que le reste de l’édifice.
La cloison qui séparait la chambre du cabriolet avait été enlevée, de manière que ces deux
compartiments ne formaient plus qu’une seule pièce. On devait recevoir le public de ce côté, et un
escalier, muni d’une rampe, conduisait à l’entrée, devant laquelle une élégante marquise simulait un
vestibule, où était le bureau pour les billets.
Enfin, pour que rien ne manquât à l’aspect monumental de cette étrange salle de spectacle, on
avait revêtu l’extérieur d’un décor simulant des pierres de taille et des ornements d’architecture.
La vue de cette machine, enflammant mon imagination, m’inspira un de ces rêves comme peut en
concevoir une tête de vingt ans; véritable château en Espagne qui fut longtemps le but de mon
ambition mais que la Providence ne me permit pas de réaliser.
Je me voyais en perspective possesseur d’une voiture semblable, mais un peu plus petite, en
raison du genre d’exhibition que je me proposais d’y faire.
Ici, je me trouve forcé d’ouvrir une parenthèse pour donner une explication que je crois
nécessaire. J’ai tant parlé de prestidigitation, que l’on pourrait penser, d’après ce qui précède, que
j’avais complétement abandonné mes idées sur la mécanique. Loin de là, j’étais plus que jamais
passionné pour cette science; seulement, depuis que l’amour du merveilleux s’était emparé de mon
esprit, j’en avais modifié les applications. Ne rêvant plus que prestiges, je les cherchais aussi dans
mon art favori, sous formes d’automates, que je me proposais de mettre tôt ou tard à exécution.
Je me voyais donc possesseur d’une voiture munie d’une scène, où je faisais, en imagination,
fonctionner les machines que j’avais inventées et exécutées moi-même.
Je m’y réservais, pour mon domicile privé, une petite pièce, dont je pouvais faire à ma volonté,
ainsi que Torrini, une salle à manger, un salon ou une chambre à coucher. Là, j’avais en outre un
établi, des outils de mécanicien, un atelier complet, enfin, puis je voyageais de ville en ville, à bien
petites journées, il est vrai, mais je charmais l’ennui de la route par le travail. Quel plaisir, aussi, je
me promettais de marcher à pied, quand l’envie m’en prendrait, et de m’arrêter pour visiter les lieux
intéressants! Je ne voulais rien moins que parcourir la France, l’Europe, le monde peut-être, en
récoltant partout honneur, plaisir et profit.
Au milieu de ces riantes pensées, je ne tardai pas à voir renaître mes forces et ma santé, et je pus
espérer que Torrini me permettrait bientôt d’assister à une de ses représentations. Il ne tarda pas, en
effet, à m’en faire l’agréable surprise.
Un soir, m’aidant à descendre, il me conduisit jusqu’à son théâtre, et m’installa sur le premier
banc de places, qu’il décorait pompeusement du titre de stalles.
J’étais le premier, l’heure d’entrée pour le public n’ayant pas encore sonné. Torrini me laissa
pour aller terminer les apprêts de sa séance, et, dès que je fus seul, je me recueillis, afin de pouvoir
mieux savourer mon bonheur, car cette séance, la première de ce genre à laquelle j’allais assister,
devait être une fête, je dirai plus, une véritable solennité pour moi.
L’entrée du public vint me tirer de mes rêveries.
J’avais d’avance calculé son empressement sur l’intérêt que je portais moi-même à la
représentation de Torrini, et je m’attendais à soutenir un assaut autour de ma place. Il n’en fut rien, et,
si courtes que fussent les banquettes, je remarquai, avec peine et surprise, qu’elles n’étaient pas
entièrement garnies de spectateurs; chacun avait ses coudées franches.
L’heure fixée pour le commencement du spectacle était arrivée. La sonnette résonna trois fois, le
rideau s’ouvrit, et une charmante petite scène s’offrit à nos regards. Ce qu’elle avait surtout de
remarquable, c’est qu’elle était entièrement dégagée de cet attirail d’instruments qui supplée à
l’adresse de la plupart des escamoteurs. Par une innovation de bon goût et dont les yeux des
spectateurs se trouvaient à merveille, quelques bougies, artistement disposées, remplaçaient cette
prodigalité de lumière qui, à cette époque, était l’ornement indispensable de tous les cabinets de
physique amusante.
Torrini parut, s’avança vers le public avec une grande aisance, fit, selon l’usage du temps, un
long salut, puis annonçant, en quelques mots, son désir de bien faire, sollicita l’indulgence des
spectateurs, et termina par un compliment adressé aux dames.
Ce petit discours, bien que débité d’un ton froid et mélancolique, reçut du public quelques bravos
encourageants.
La séance commença au milieu du plus profond silence, chacun semblant disposé à lui prêter
toute son attention. Quant à moi, le cou tendu, les yeux inquiets, l’oreille attentive, je respirais à
peine, tant je craignais de perdre un seul mot, un seul geste.
Je ne raconterai pas les différentes expériences dont je fus le témoin; elles furent toutes d’un
intérêt palpitant pour moi; mais Torrini me sembla se surpasser encore dans les tours de cartes. Cet
artiste possédait deux qualités bien précieuses dans la pratique de cet art, que l’on dit, je ne sais
pourquoi, renouvelé des Grecs: c’était une adresse extrême et une incroyable hardiesse d’exécution.
A cela, il joignait une manière tout aristocratique de toucher les cartes; ses mains blanches et
soignées semblaient à peine effleurer le jeu; et son travail était tellement dissimulé, ses artifices,
voilés par un naturel si parfait, que le public s’abandonnait invinciblement à une sympathique
confiance. Sûr de l’effet qu’il produisait, il exécutait les passes les plus difficiles, avec un aplomb
qu’on était bien loin de lui supposer, et obtenait par cela même les plus heureux résultats.
Pour clore la séance, Torrini pria l’assemblée de désigner quelqu’un pour venir jouer une partie
de piquet avec lui. Un monsieur monta aussitôt sur la scène.
—Monsieur, lui dit Torrini, pardonnez-moi mon indiscrétion, mais il m’est indispensable pour la
réussite de mon expérience de connaître votre nom et votre profession.
—Rien n’est plus facile, Monsieur; je me nomme Joseph Lenoir, et j’exerce la profession de
maître de danse.
Un autre que Torrini n’eut pas manqué en pareille circonstance de faire quelque jeu de mots ou
quelque plaisanterie sur le nom et la qualité de l’émule de Vestris; il n’en fit rien. Torrini n’avait fait
cette demande que dans le but de gagner du temps, car il n’entrait ni dans son caractère, ni dans ses
habitudes, de faire aucune mystification; il se contenta d’ajouter:
—Je vous remercie, Monsieur, de votre complaisance, et maintenant que nous savons qui nous
sommes, nous pouvons avoir confiance l’un dans l’autre. Vous êtes venu, Monsieur, jouer au piquet
avec moi, mais connaissez-vous bien ce jeu?
—Oui, Monsieur, je m’en flatte.
—Ah! ah! fit en riant Torrini, attendez, je vous prie, pour vous en flatter, que nous ayons joué
notre partie. Toutefois, pour ne pas vous faire déchoir dans votre propre estime, je veux bien vous
accorder que vous êtes très fort; mais, je vous en préviens, cela ne vous empêchera pas de perdre
avec moi, et pourtant les conditions de la partie seront toutes à votre avantage.
—Ecoutez-moi: le tour que je vais exécuter et qu’on nomme le coup de piquet de l’aveugle,
exige que je sois complètement privé de la vue; veuillez donc me bander les yeux avec soin.
M. Joseph Lenoir, qui, par parenthèse, portait des lunettes, était très méticuleux; aussi prit-il des
précautions inouïes dans l’accomplissement de sa tâche. Il commença par poser sur les yeux du
patient des étoupes en coton qu’il recouvrit successivement de trois épais bandeaux, et, comme si
cette quadruple cloison ne devait pas suffire pour aveugler son antagoniste, il lui entoura encore la
tête d’un énorme châle dont il serra très étroitement les extrémités.
J’ignore comment Torrini put tenir, sans étouffer, sous ces chaudes enveloppes; pour moi, mon
front ruisselait de sueur, tant je souffrais de le voir ainsi empaqueté! Ne connaissant pas alors toutes
les ressources dont cet habile prestidigitateur pouvait disposer, je n’étais pas sans inquiétude sur
l’issue de son expérience, et mon anxiété fut portée à son comble, lorsque je l’entendis s’adresser en
ces termes à son adversaire:
—Monsieur Lenoir, ayez la bonté de vous asseoir, en face de moi, à cette table; j’ai encore un
petit service à réclamer de votre obligeance, avant de commencer la partie. Grâce à vos soins, je suis
entièrement privé de la vue. Ce n’est pas assez; pour que mon incapacité soit complète, il faut que
vous me liiez les mains.
Monsieur Lenoir releva ses lunettes et regarda Torrini d’un air stupéfait. Mais ce dernier,
avançant tranquillement les bras sur la table, et mettant ses deux pouces en croix:—Allons, Monsieur,
attachez-moi cela solidement.
Le maître de danse prit une corde placée près de lui, et s’acquitta de ce nouveau travail avec
autant de conscience qu’il en avait montré précédemment.
—Suis-je maintenant aveugle et privé de l’usage de mes mains, dit Torrini, en s’adressant à son
vis-à-vis.
—J’en ai la certitude, répondit Joseph Lenoir.
—Eh bien! alors, commençons la partie. Mais, dites-moi d’abord en quelle couleur vous voulez
être repic?
—En trèfle.
—Soit! veuillez distribuer vous-même les cartes, en les donnant, par deux ou par trois, à votre
gré. Lorsque les jeux seront faits, vous pourrez, je vous le permets encore, choisir celui que vous
jugerez le plus convenable pour déjouer le pic annoncé.
Le plus grand silence régnait dans la salle.
—Voici les cartes mêlées, coupez, dit d’un ton railleur le maître de danse, qui se croyait déjà sûr
de la victoire.
—Volontiers, répondit Torrini. Et, bien qu’il fût gêné dans ses mouvements, il parvint aussitôt à
satisfaire son adversaire.
Les cartes ayant été distribuées, M. Lenoir déclara qu’il gardait celles qui se trouvaient devant
lui.
—Très-bien, dit Torrini. Vous avez désiré, je crois, d’être repic en trèfle?
—Oui, Monsieur.
—Suivez donc mon jeu. J’écarte les sept de pique, de coeur et de carreau et mes deux huit; ma
rentrée me donne alors une quinte en trèfle, quatorze de Dames et quatorze de Rois, avec lesquels je
vous fais repic; comptez, Monsieur, et vérifiez.
Torrini disait vrai; des bravos unanimes accueillirent ce coup d’éclat, en même temps que des
plaisanteries reconduisaient jusqu’à sa place le pauvre maître de danse qui, tout interdit et confus de
sa défaite, s’était empressé de quitter la scène.
La séance terminée, j’exprimai à Torrini le plaisir que m’avaient fait éprouver ses expériences,
et je lui fis de sincères compliments sur l’adresse qu’il avait déployée, pendant toute la soirée, et
plus particulièrement encore dans son dernier tour.
—Ces félicitations me flattent d’autant plus de votre part, me répondit-il en souriant, que je sais
maintenant qu’elles me viennent, sinon d’un confrère, au moins d’un amateur, qui doit à coup sûr
posséder une certaine habileté dans l’escamotage.
Je ne sais qui des deux, de Torrini ou de moi, fut le plus charmé des compliments que nous
venions de nous adresser réciproquement; mais je dois avouer que, pour ma part, je fus très sensible
à l’opinion favorable qu’il avait conçue de mes talents. Une chose m’intriguait cependant: je n’avais
jamais dit un mot de ma passion pour la prestidigitation; comment donc avait-il pu la connaître?
Il devina ma pensée et ajouta:
—Vous êtes étonné de voir vos secrets ainsi pénétrés, n’est-ce pas, et vous voudriez bien savoir
comment je m’y suis pris pour les découvrir? Je vous le dirai volontiers.
—Ma salle est petite; il m’est donc facile, quand je suis en scène, d’embrasser d’un coup-d’oeil
toutes les physionomies, et de voir les différentes impressions que je produis sur mes spectateurs. Je
vous ai observé particulièrement, et j’ai pu, en suivant la direction de vos regards, juger ce qui se
passait dans votre esprit. Ainsi, lorsque je me livrais à quelque paradoxe amusant, dans le but
d’attirer l’attention du public du côté opposé à l’endroit où devait se faire le travail de l’escamotage,
vous seul de tout l’auditoire, évitant le piége, vous teniez constamment vos yeux fixés là où
s’accomplissait le tour dont vous guettiez l’exécution.
Quant à mon coup de piquet, bien que je n’aie pu vous apercevoir tandis que je l’exécutais, j’ai
des raisons pour être assuré que vous ne le connaissez pas.
—Vous avez deviné très juste, mon cher sorcier, et je ne puis disconvenir aussi que dans mes
moments de loisir, je me sois amusé à quelques-uns de ces exercices, pour lesquels je me suis
toujours senti une certaine inclination.
—Inclination! Permettez-moi de vous dire, mon enfant, que ce mot n’est pas celui qui convient
ici; vous avez plus que de l’inclination pour l’escamotage; vous avez de la passion. Voici, du reste,
sur quelles observations j’ai basé cette opinion. Ce soir, à ma séance, dès le lever du rideau, vos
traits animés, votre oeil avide, votre bouche béante et légèrement crispée, tout en vous dénotait des
sensations vivement surexcitées. Votre physionomie, par exemple, portait dans ce moment là
l’expression que doit avoir celle d’un gourmand devant une table somptueusement servie; ou plutôt
celle d’un avare couvant du regard son trésor. Pensez-vous qu’avec de tels indices il soit besoin
d’être sorcier pour avoir découvert tout l’empire que l’escamotage exerce sur votre esprit?
J’allais répondre à Torrini et lui donner raison, quand tirant sa montre et me la mettant sous les
yeux: «Voyez, me dit-il, l’heure est avancée: il est temps pour un convalescent de prendre du repos;
nous continuerons cette conversation dans un moment plus convenable pour votre santé.» A ces mots,
mon docteur me conduisit à ma chambre, et, après avoir consulté mon pouls, dont il parut satisfait, il
me quitta.
Malgré le plaisir que j’éprouvais à causer, je ne fus pas fâché cependant de me trouver seul, car
j’avais mille souvenirs à évoquer. Je voulais revoir encore en imagination les expériences qui
m’avaient le plus vivement frappé, mais ce fut en vain.
Une pensée dominait toutes les autres, et me causait un serrement de coeur dont je ne pouvais me
défendre. Je cherchais, sans pouvoir y parvenir, à me rendre compte des motifs du peu
d’empressement du public pour les représentations intéressantes de Torrini.
Ce motif, Antonio me le fit connaître plus tard, et il est trop curieux pour que je le passe sous
silence. D’ailleurs, j’y trouve l’occasion de faire connaître, dès maintenant, au lecteur, une variété
très curieuse de cette grande famille des banquistes, famille originale, multiple, peu ou mal étudiée
jusqu’à présent, et dont plus tard j’essaierai d’esquisser les mille physionomies.
J’ai dit que nous étions arrivés à Angers, en temps de foire; or, parmi les nombreux entrepreneurs
d’amusements qui sollicitaient à l’envi la présence et l’argent des Angevins, se trouvait un autre
escamoteur, nommé Castelli.
Pas plus que Torrini, celui-ci n’était italien. Je dirai plus tard le véritable nom de Torrini et les
raisons qui l’avaient décidé à le changer contre celui que nous lui connaissons. Quant à son confrère,
il était normand d’origine, et il n’avait pris le nom de Castelli, que pour se conformer à l’usage
adopté par le grand nombre des escamoteurs de cette époque, qui pensaient inspirer plus de confiance
en s’attribuant une origine italienne.
Castelli était loin de posséder l’adresse merveilleuse de Torrini, et ses séances même ne
présentaient aucun intérêt sous le rapport de la prestidigitation; mais il pensait comme Figaro que le
savoir-faire vaut mieux que le savoir, et il le prouvait par ses nombreux succès. Vraiment cet homme
était le charlatanisme incarné et rien ne lui coûtait pour piquer la curiosité publique. On voyait,
chaque jour, sur ses gigantesques affiches, l’annonce de quelque nouveau prodige. Ce prodige n’était
en réalité qu’une déception, et le plus souvent même une mystification pour les spectateurs; mais il se
résumait toujours dans rencaissement d’une bonne recette: donc le tour était bon. Le public venait-il à
se fâcher d’être pris pour dupe? Castelli connaissait l’art de se tirer d’un mauvais pas et de mettre les
rieurs de son côté: il lançait avec assurance au parterre quelques lazzis baragouinés en mauvais
italien et auxquels il était impossible de résister. Le public riait et se trouvait désarmé.
D’ailleurs, on doit se rappeler aussi qu’à cette époque, l’escamotage ne faisait pas, comme
aujourd’hui, l’objet d’une représentation sérieuse; on allait à ces sortes de séances avec l’intention
de rire aux dépens des victimes de l’escamoteur, dût-on subir soi-même les attaques du mystificateur.
Il faut avoir vu le mystificateur par excellence, le célèbre physico-ventriloque de l’époque,
Comte, enfin, pour se faire une idée du sans-façon avec lequel on en agissait envers le public. Ce
physicien, si gracieux et si galant envers les dames, était impitoyable envers les hommes. Il lui
semblait que les cavaliers (comme on disait alors) fussent prédestinés à servir aux distractions du
beau sexe.
Mais n’anticipons pas sur la biographie du Physicien du Roi, qui doit prendre place dans ce
volume et dont nous ne voulons pas déflorer l’intéressante esquisse.
Le jour même où j’avais assisté à la séance donnée par Torrini, les affiches de Castelli étalaient
cette annonce, dont la singularité, il faut l’avouer, était bien faite pour tenter la curiosité du public:

castteli

A ce séduisant appel, la ville entière, mise en émoi, s’était précipitée en foule à la porte de
l’escamoteur; on s’était poussé, coudoyé, bousculé pour avoir des places, et même des billets avaient
été payés le double de leur valeur par des retardataires, jaloux d’assister à pareil spectacle.
Mais le nouveau tour qui fut joué dans cette séance par l’escamoteur fut en tous points digne de
ceux qu’on avait déjà cités de lui.
Castelli, après avoir exécuté diverses expériences d’un intérêt secondaire, en était enfin à celle
qui faisait palpiter d’impatience les spectateurs même les plus calmes.
—Messieurs, dit-il alors en s’adressant au public, nous allons passer au dernier tour de ma
séance. J’ai promis de manger, pour mon souper, un homme vivant; je vais tenir ma promesse. Que le
courageux spectateur qui veut bien consentir à me servir de pâture (Castelli prononça ce dernier mot
avec l’expression d’un véritable cannibale) se donne la peine de monter sur ma scène.
Deux victimes vinrent immédiatement s’offrir en holocauste.
Par un effet du hasard, les deux individus offraient un contraste parfait.
Castelli, qui entendait l’art de la mise en scène, en profita habilement. Il les plaça côte à côte, le
visage tourné vers les spectateurs, puis, après avoir toisé des pieds à la tête l’un d’eux, grand
gaillard sec et efflanqué, au teint jaune et bilieux:
—Monsieur, lui dit-il avec une politesse affectée, mon intention n’est pas de vous humilier, mais
j’ai le regret de vous dire qu’en fait de nourriture, je suis entièrement du goût de M. le curé.
Comprenez-vous?
Le grand homme sec parut un instant chercher la solution d’un problème, et finit par se gratter
l’oreille, geste significatif qui, chez toutes les nations civilisées ou barbares, se traduit par ces mots:
je ne comprends pas.
—Je vais me faire comprendre, reprit Castelli, d’un ton visant à la mystification. Sachez donc
que M. le curé n’aime pas les os; on le dit du moins dans les jeux innocents, et je viens de vous le
déclarer, je partage l’antipathie de M. le curé sur ce point; vous pouvez donc vous retirer, je ne vous
retiens plus. Et Castelli de faire force salutations exagérées à son visiteur éconduit, qui se hâta de
regagner sa place.
—Maintenant à nous deux, Monsieur, fit l’escamoteur, en s’adressant à celui qui restait:
—Voyons, mon gros ami, vous consentez donc à être mangé tout vif?
—Oui, Monsieur, j’y consens d’autant plus volontiers que je suis venu ici pour cela.
On apporta au même instant une gigantesque salière.
Le gros garçon regardait d’un air ébahi, semblant demander quel pouvait être l’usage de cet
étrange ustensile.
—N’y faites pas attention, lui dit Castelli. Je mange d’ordinaire très épicé, ainsi permettez-moi
de vous saler et poivrer, comme j’ai l’habitude de faire.
Et il se mit à saupoudrer le malheureux d’une poudre blanche qui, s’attachant à son visage, à ses
mains, à ses vêtements, lui donna bientôt la plus singulière physionomie.
Le gros garçon qui, au début de cette petite scène, essayait de lutter d’entrain et de gaîté avec
l’escamoteur, ne riait plus du tout et semblait désirer ardemment la fin de la plaisanterie.
—Ah çà, maintenant, ajouta Castelli en roulant des yeux effrayants, mettez-vous à genoux, élevez
vos deux mains au-dessus de la tête et joignez-les en forme de paratonnerre…. Fort bien, mon ami, on
dirait vraiment que vous n’avez fait d’autre métier de votre vie que de vous faire manger. Allons,
faites votre prière et je commence mon repas…. Y êtes-vous?….
—Oui, Monsieur, murmura le gros garçon devenu blême d’émotion. J’y suis!
Aussitôt Castelli saisit dans sa bouche le bout des doigts du patient et les mord d’une telle force,
que ce dernier, comme poussé par un ressort, se redresse tout d’un trait, en s’écriant avec énergie:
—Sacredié! Monsieur, faites donc attention, vous me faites mal!
—Comment! je vous fais mal, dit Castelli avec le plus grand calme; ah çà, mais que direz-vous
donc quand j’en arriverai à votre tête? C’est certainement par enfantillage que vous criez ainsi à la
première bouchée. Voyons, soyez raisonnable, laissez-moi continuer; j’ai une faim d’enfer et vous me
faites languir.
Et Castelli le poussant par les épaules voulait lui faire reprendre sa position. Mais le gros garçon
résistait de toutes ses forces en criant d’une voix altérée par la frayeur: je ne veux plus! je vous dis
que je ne veux plus! ça fait trop de mal. Enfin, par un effort suprême, il s’échappa des mains de
l’escamoteur.
Pendant ce temps, le public, qui  entrevoyait le dénouement de cette plaisante scène, remplissait
la salle de bruyants éclats de rire. Ce ne fut qu’à grand’peine que  Castelli parvint à se faire entendre.
—Messieurs, dit-il en affectant le ton  du plus grand désappointement, vous me voyez à la fois
surpris et fort contrarié de la fuite de ce  Monsieur, qui n’a pas eu le courage de se voir manger
entièrement. J’attends maintenant  quelqu’un  qui  veuille bien le remplacer, car, loin de reculer devant
l’accomplissement de ma promesse, je me trouve dans de si heureuses dispositions, que je m’engage,
après avoir mangé le premier spectateur qui se présentera, à en manger un second, puis un troisième,
et enfin, pour me rendre digne de vos suffrages et de vos applaudissements, je promets de dévorer la
salle entière.
Cette plaisanterie eut encore un immense succès de rire; mais la farce était jouée, et personne ne
se présentant de nouveau pour être dévoré, chacun prit le parti d’aller digérer chez lui la
mystification dont il avait eu sa part.
Si de semblables manoeuvres réussissaient, on conçoit qu’il devait rester peu de monde pour
Torrini. Voulant toujours conserver une certaine dignité vis-à-vis du public, cet homme consciencieux
n’annonçait sur ses affiches que des expériences qu’il exécutait réellement, et, s’il tâchait parfois
d’en rendre les titres attrayants, il demeurait néanmoins dans les limites de la plus exacte vérité.