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Les Amuseurs de la Rue (1875) – Challamel Augustin

CHALLAMEL, Augustin (1819-1894) : Les Amuseurs de la rue (1875).

L’ESCAMOTEUR

I

– Mesdames et messieurs, je m’appelle Miette, et je suis propriétaire de l’incomparable « poudre persane, » que vous trouverez ici près, rue Dauphine… Oui, à deux pas.

Et Miette l’escamoteur, dont la table était placée en face de l’ancien marché aux volailles, sur le quai des Grands-Augustins, à peu de distance du Pont-Neuf, étendait le bras droit dans la direction de la rue Dauphine, en ajoutant :

– Si vous êtes satisfaits de mes petits talents, vous irez acheter de la poudre persane, vendue à un bas prix fabuleux, messieurs et mesdames. C’est moi qui vous l’annonce.

Inutile de dire ce que l’on voyait sur la table du père Miette, quand il allait opérer.

Des gobelets en fer-blanc, des muscades et divers objets qui se trouvent aussi dans les boîtes de physique amusante que vos parents vous donnent, le premier jour de l’an, étaient mêlés à d’autres ustensiles dont le roi des escamoteurs en plein vent faisait, je vous assure, un usage merveilleux.

Il y avait, sur un des coins de la table, le « sac à la malice. »

Le sac à la malice ! Comme le père Miette en parlait avec complaisance, avec orgueil ! Le sac à la malice était confectionné avec de la toile bleue, que l’usure et le blanchissage avaient rendue à peu près grise.

Nos regards ne quittaient pas le sac à la malice. Grâce à lui, il nous était donné de voir accomplir les tours les plus amusants.

Miette n’avait point d’escorte, ni d’apparat, ni de musique. Il semblait déclarer au public qu’il faisait comme la Médée de corneille :

– Moi, dis-je, et c’est assez !

Que le pavé fût brûlant, humide ou poudreux, Miette accomplissait tous ses exercices de prestidigitation, sans s’émouvoir le moins du monde.

Vous le voyiez sortir de la boutique d’un marchand de vin, vêtu avec une simplicité de Spartiate, les manches relevées jusqu’aux coudes, ayant une gibecière qui pendait sur sa poitrine, portant une casquette d’étoffe bleue.

Il marchait d’un air capable, et s’avançait vers la table boiteuse qu’il avait installée près du Pont-Neuf, ainsi que je viens de vous le dire.

Donc, après avoir frappé cette table avec sa baguette, et après avoir annoncé au public sa poudre persane, Miette pensait à faire son préambule en action.

escamoteurs

Il prenait les gobelets de fer-blanc, les rangeait, les dérangeait, les choquait l’un contre l’autre, les introduisait l’un dans l’autre avec le plus de fracas possible.

Ce bruit ressemblait aux trois coups frappés sur la scène, au moment où la toile va se lever. Il parlait aux spectateurs.

Encore quelques chocs de gobelets, afin de laisser aux curieux le temps de s’amasser. Ces préliminaires étaient indispensables.

Une fois le cercle formé, Miette se promenait autour de la société, donnait les meilleures places aux gens bien mis, et repoussait les gamins jusque dans les derniers rangs de la foule, parce que les gamins sont de mauvaises pratiques, parce que les gamins sont trop turbulents.

Si l’un d’eux murmurait :

– Attends, attends, mon gaillard, s’écriait Miette, si tu bouges, je m’en vais t’escamoter… illicô.

– Ah ! ah ! répondait la société, gaussant à la menace de l’escamoteur.

Le gamin, quelque peu effrayé, restait tranquille à la place qu’on lui avait désignée.

Personne n’essayait de troubler l’ordre nécessaire aux tours de passe-passe.

Miette recommençait son manége, frappait ses gobelets, faisait sauter sa baguette et débitait, pendant ce temps, bon nombre de facéties d’un goût douteux, mais qui plaisaient à ce public, habitué à « sa manière. »

II

Invariablement, au début de ses tours, Miette disait avec un sourire goguenard :

– Messieurs, rien dans les mains, rien dans les poches. Voyez… regardez bien.

Et il élevait ses deux bras au-dessus de sa tête. Il agitait ses mains aux doigts allongés.

Comme il travaillait le plus souvent en manches de chemise, quand la saison n’était pas trop rigoureuse, cette déclaration ne laissait aucun doute dans l’esprit des curieux.

On avait bien devant soi un honnête escamoteur, – et, selon plusieurs personnes très-naïves, un véritable sorcier.

Bientôt Miette plaçait du bout des doigts une petite balle de liége sous un gobelet :

– Vous voyez : le premier s’appelle passe, faisait-il observer, tout doctoralement.

Il mettait une autre petite balle de liége sous un autre gobelet, et disait :

– Celui-ci également passe.

Il couvrait une dernière petite balle de liége avec son troisième gobelet :

– Et le troisième contre-passe ! annonçait-il.

Miette faisait une pause ; puis il ajoutait :

– Et maintenant, avec un peu de poudre de perlinpinpin, nous ne retrouverons pas plus de boules sous les gobelets que dans le creux de ma main… Partez, muscades !

Ces petites balles de liége s’appelaient escamotes ; de là vient le nom d’escamoteur.

Miette et ses confrères les appelaient aussi muscades, parce qu’elles avaient la grosseur de ces graines odorantes.

Aussitôt que les mots : Partez, muscades ! avaient été prononcés, nous demeurions ébahis ; nous attendions les effets de l’éloquence déployée par l’escamoteur ; nous écarquillions les yeux, ni plus ni moins que le dindon de la fable.

Nous regardions, nous regardions… mais fort inutilement, je vous le jure.

Les mains de Miette faisaient adroitement leur office. Les muscades changeaient de place ; elles disparaissaient et reparaissaient ; elles s’isolaient et se réunissaient ; elles se réduisaient et se multipliaient ; elles diminuaient et grossissaient…

Elles se métamorphosaient en boules, en pommes, en oeufs durs…

C’était plaisir d’assister à ce méli-mélo inexplicable, qu’accompagnaient des paroles dites pour détourner notre attention, des calembours et des refrains de chansons.

Tout cela nous amusait excessivement, en nous coûtant la modique somme d’un sou. Rarement on donnait davantage.

Assez fréquemment, quelques gens du cercle éprouvaient un certain dépit.

Pourquoi ? Parce qu’ils n’avaient pas vu les tours du célèbre Miette.

Je me rappelle encore les jérémiades d’un brave bourgeois, qui, un parapluie sous le bras, se plaignit à moi de ce que le prestidigitateur allait trop vite et ne laissait pas seulement le temps de voir…

– Permettez, répliquai-je ; votre plainte me prouve que vous n’avez pas suffisamment réfléchi au genre de spectacle auquel vous assistez…

– Bah ! fit notre homme… L’escamoteur pourrait ne pas tant précipiter ses mouvements… On verrait…

– Mais, si vous voyiez, cher monsieur, tout serait perdu.

– Comment ça ?

– Si vous voyiez, adieu la science de l’illustre Miette. Après tout, il n’est pas sorcier ; il est adroit… Son talent consiste entièrement à changer, à amener, à ôter ceci ou cela, avec la promptitude et la dextérité la plus grande, sans que les spectateurs puissent s’en apercevoir…

– Vous avez raison… c’est vrai, tout de même…

Mais revenons à l’escamoteur.

III

escamoteurs2
De nouveaux tours d’adresse succédèrent aux voyages des muscades. Mon voisin n’y vit pas plus clair qu’auparavant, malgré son extrême désir de deviner le secret des expériences.

D’abord, Miette se mit à exécuter le tour du mouchoir coupé.

– Beau soldat, demanda-t-il à un fantassin dont la laideur était remarquable, voudriez-vous me confier le carré de linge avec lequel vous avez l’habitude de vous moucher ?

– Je n’en ai pas, répondit le pioupiou, avec une pantomime indiquant très-clairement de quelle manière il se passait de mouchoir…

Tous les pékins ou civils du cercle se mirent à rire.

Le soldat murmura :

– Je voudrais bien les voir, ces gars-là, avec une douzaine de mouchoirs dans leur sac ! Ça serait trop lourd… Un magasin de nouveautés quoi !

– Eh bien ! dit Miette, s’adressant à moi, jeune homme, voulez-vous me passer votre mouchoir ?…

J’en avais un, je m’en vante, et je le confiai au prestidigitateur. C’était un mouchoir blanc, avec bordure bleue. On pouvait le risquer.

Au bout de quelques secondes, Miette nous montra ledit mouchoir coupé en deux.

– Ah ! fis-je, mais il est coupé !…

– Vous paraissez contrarié… Ne craignez rien : je vais vous le restituer dans son état primitif, net et propre comme devant.

Miette me rendit effectivement mon mouchoir rétabli en son entier.

Les curieux applaudirent. Je fis comme eux, satisfait de ressaisir l’objet prêté.

Bientôt après, l’escamoteur demanda une montre. On lui apporta une montre en argent, qu’il enveloppa dans un linge, et sur laquelle il tapa fortement avec un marteau.

Le propriétaire de la montre bondit, lorsque Miette s’écria :

– Votre montre est pilée !… Mais rassurez-vous, je vais joindre les pièces de cette excellente oeuvre de mécanique, et vous pourrez nous indiquer l’heure, sans retard.

Les choses se passèrent selon la promesse de Miette, qui restitua la montre, et dit en souriant :

– Monsieur voudrait-il bien nous apprendre quelle heure il est ?

– Trois heures.

– Très-bien, le tour est fait… A un autre, messieurs, à un autre.

J’avais oublié de vous dire, chers amis, que dans une boîte faite en voliges, dans une boîte d’emballage placée près de la table du prestidigitateur, deux ou trois lapins étaient emprisonnés. Les pauvres bêtes !

Miette alla vers la boîte, l’ouvrit, et, tenant un lapin par les oreilles, il s’adressa au cercle des admirateurs de son talent.

– S’il vous plaît, je vais tuer ce lapin, et je le ressusciterai.

– Allons donc ! répondirent plusieurs incrédules… Pas possible… Peuch !

Il est certain, et vous le comprenez, que Miette ne pouvait pas, plus que les autres hommes, rendre la vie à un animal mort.

Tous les assistants braquèrent leurs regards sur l’escamoteur et sur le lapin.

Celui-ci reçut un coup formidable, assené par la baguette de celui-là. Des témoins furent appelés. Des compères, sans doute ? Non, je figurais parmi eux, et j’affirme que le lapin en question ne faisait aucun mouvement, qu’il semblait avoir cessé de vivre.

Au moment où nous revenions au cercle, Miette dit bien haut :

– Maître lapin, retourne voir ton camarade ! Hop !

Le lapin se leva et se mit à courir jusqu’à la boîte d’emballage, où il se blottit ainsi que dans un terrier, après avoir fort bien joué son rôle.

Ce tour réussissait comme les autres. Voyant l’étonnement manifesté par l’assistance, le prestidigitateur annonçait :

– Voulez-vous que je ressuscite un enfant ? Voulez-vous que je ressuscite une grande personne ?

Mais, malgré le succès du tour du lapin, personne ne se souciait de tenter une épreuve aussi dangereuse. Cela procurait des frissons… On eût voulu ressusciter ; mais la question de mort préalable effrayait beaucoup.

IV

Ce que Miette réservait pour son dénoûment, c’était le fameux sac à malice, dont je vous ai déjà parlé.

Il exécutait une ponte d’oeufs, et de la façon la plus divertissante, très-gentiment, très-gracieusement.

Voici comment il s’y prenait.

Il saisissait son sac par le côté ouvert, qu’il tenait d’une main ; de l’autre main il pressait le sac jusqu’à un coin du côté fermé, et il accompagnait ce geste d’une imitation du cri de la poule qui pond… co… co… co… co…

On voyait se dessiner dans ce coin du sac la forme d’un oeuf.

En effet, Miette retirait aussitôt du sac un oeuf qu’il déposait sur sa table, d’un air triomphant.

Puis, il recommençait ce petit manége, jusqu’à ce qu’il eût aligné devant lui une douzaine d’oeufs.

Véritablement, la dextérité du bonhomme était sans pareille. Nul ne voyait comment chaque oeuf entrait dans le sac, ni par quels expédients Miette en pondait une douzaine.

Ce tour agréait fort au public, et après l’avoir exécuté, l’escamoteur se reposait un instant sur ses lauriers.

Un jour, quelques spectateurs émirent l’opinion que ces oeufs étaient durs, ce qui rendait l’expérience moins difficile. Miette entendit. Avec une dignité incomparable, il se saisit d’un oeuf, sans dire mot, le cassa à l’extrémité, et l’avala d’un trait.

– Je confonds ainsi mes détracteurs, dit le propriétaire de l’incomparable poudre persane.

Il salua gravement, et demanda à la société la permission de lui offrir des compositions de sa façon.

– Je ne les vends pas, messieurs, je les donne… Et combien ? Deux sous pour chacune d’elles. Deux sous ma pommade pour noircir les cheveux et les gibernes !… Deux sous ma poudre pour blanchir les dents et les buffleteries !… Deux sous mon eau souveraine pour les engelures, les brûlures, les foulures, les apoplexies, les névralgies !… Deux sous mon savons à détacher, le meilleur qui soit au monde !…

Ainsi le prestidigitateur avait amorcé son public par ses tours d’adresse, par ses exploits d’artiste savant. Et après la fin des exercices, le marchand remplaçait l’escamoteur.

Quelle loquacité, quelle volubilité de langue ! Il vendait beaucoup de marchandises.

Les acheteurs s’éclipsaient bientôt. Mais, quelquefois, un ou deux spectateurs, désireux de connaître les trucs de l’illustre Miette, attendaient qu’il eût terminé sa vente, et ils le suivaient chez le marchand de vin.

Là, assis sur un méchant tabouret qu’il transformait en trépied, notre prestidigitateur se délectait devant un verre et une bouteille.

In vino veritas : La vérité dans le vin. Moyennant une chopine, ou deux, ou trois sous par personne, Miette vous dévoilait sans hésiter les secrets de son art. Il vous expliquait les choses, vous montrait les passes et les contre-passes, vous mettait de moitié dans son jeu pour tous les exercices qu’il avait faits.

Tout Paris flâneur connaissait Miette et l’appréciait. Il avait une foule d’amis, et beaucoup de gens venaient à son école étudier la manière d’escamoter dans les jeux de société.

D’autres l’imitaient pour devenir pick-pokets ou voleurs de profession, pour escamoter les porte-monnaie et les mouchoirs, – sans les rendre.

Miette ne manquait pas, d’ailleurs, d’émules et de rivaux, moins connus que lui. Sur toutes les places, un escamoteur opérait, et par le genre de ses exercices il se créait parfois une spécialité. Plusieurs habiles faisaient de la physique amusante avec l’aimant, avec la machine électrique, et surtout avec les boîtes à double fond.

Aujourd’hui, l’escamoteur en plein vent ne se rencontre plus que dans les foires et dans les réjouissances publiques.

V

En terminant, je vous rappellerai que certains hommes ont emprunté plusieurs expériences aux sciences physiques, chimiques et mathématiques, et qu’ils ont élevé l’escamotage au rang d’art véritable.

Avec eux le public s’amusait et s’instruisait, comme il le fait devant Robert Houdin et Brunnet.

Autrefois brillaient dans la prestidigitation, exercée non dans la rue, mais au salon et au théâtre, les Pinetti, les Bienvenu, les Comus. Pendant ma jeunesse, les maîtres en l’art d’escamoter étaient Monsieur Comte et le brillant Bosco. Depuis ont paru Robert Houdin, Philippe, Robin et Brunnet, dont les tours ont obtenu des succès durables.

Robert Houdin rendit des services à la France, lorsqu’il voyagea en Algérie. Par ses expériences, il détruisit la puissance des marabouts, faiseurs de miracles, et il devint un objet d’admiration parmi les indigènes.

Robert Houdin était, en outre, un mécanicien très-distingué, que s’attachèrent plusieurs sociétés savantes.