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CHAPITRE X: Comment on devient sorcier

  • LES SUPPUTATIONS D’UN INVENTEUR.
  • CENT MILLE FRANCS PAR AN POUR UNE ÉCRITOIRE.
  • DÉCEPTION.
  • MES NOUVEAUX AUTOMATES.
  • LE PREMIER PHYSICIEN DE FRANCE; DÉCADENCE.
  • LE CHORISTE PHILOSOPHE.
  • BOSCO.
  • LE JEU DES GOBELETS.
  • UNE EXÉCUTION CAPITALE.
  • RÉSURRECTION DES SUPPLICIÉS.
  • ERREUR DE TÊTE.
  • LE SERIN RÉCOMPENSÉ.
  • UNE ADMIRATION rentrée.
  • MES REVERS DE FORTUNE.
  • UN MÉCANICIEN CUISINIER.

Les veilles, les insomnies, et pardessus tout l’agitation fébrile résultant de toutes les émotions
d’un travail aussi ardu que pénible avaient miné ma santé. Une fièvre cérébrale s’ensuivit, et si je
parvins à en réchapper, ce ne fut que pour mener pendant cinq ans une existence maladive, qui m’ôta
toute mon énergie. Mon intelligence était comme éteinte. Chez moi plus de passion, plus d’amour,
plus d’intérêt même pour des arts que j’avais tant aimés; l’escamotage et la mécanique n’existaient
plus dans mon imagination qu’à l’état de souvenirs.
Mais cette maladie qui avait bravé pendant si longtemps la science des maîtres de la Faculté, ne
put résister à l’air vivifiant de la campagne, où je me retirai pendant six mois, et lorsque je revins à
Paris, j’étais complètement régénéré. Avec quel bonheur je revis mes chers outils! avec quelle ardeur
aussi je repris mon travail si longtemps délaissé! Car j’avais à regagner et le temps perdu et les
dépenses énormes qu’un traitement si long m’avait occasionnées.
Mon modeste avoir se trouvait pour le moment sensiblement diminué, mais j’étais à cet endroit
d’une philosophie à toute épreuve. Mes futures représentations ne devaient-elles pas combler toutes
ces pertes et m’assurer une fortune honnête? J’escomptais ainsi un avenir incertain; mais n’est-ce pas
le fait de tous ceux qui cherchent à inventer d’aimer à transformer leurs projets en lingots d’or?
Peut-être aussi subissais-je, sans le savoir, l’influence d’un de mes amis, grand faiseur
d’inventions, que ses déceptions et ses mécomptes ne purent jamais empêcher de former des projets
nouveaux. Notre manière de supporter l’avenir avait une grande analogie. Cependant je dois lui
rendre justice: quelque élevées que fussent mes appréciations, il était dans ce genre de calcul d’une
force à laquelle je ne pouvais atteindre. On en jugera par un exemple.
Un jour, cet ami arrive chez moi, et me montrant un encrier de son invention, lequel réunissait le
double mérite d’être inversable et de conserver l’encre à un niveau toujours égal:
—Pour le coup, mon cher, me dit-il, voici une invention qui va faire une révolution dans le
monde des écrivains, et qui me permettra de me promener la canne à la main, avec une centaine de
mille livres de rentes, au bas mot, entends-tu bien! Au reste tu vas en juger, si tu suis bien mon calcul.
Tu sais qu’il y a trente-six millions d’habitants en France?
Je fis un signe de tête en forme d’adhésion.
—Partant de là, je ne crois pas me tromper, si sur ce nombre j’estime qu’il doit y en avoir au
moins la moitié qui sait écrire. Hein?… tiens, mettons le tiers, ou pour être plus sûrs encore, ne
prenons que le compte rond, soit dix millions.
—Maintenant, j’espère qu’on ne me taxera pas d’exagération si, sur ces dix millions d’écrivains,
j’en prends un dixième, soit un million, pour nombrer ceux qui sont à la recherche de ce qui peut leur
être utile.
Et mon ami s’arrêta en me regardant d’un ton qui semblait dire: Comme je suis raisonnable dans
mes appréciations!
—Nous avons donc en France un million d’hommes capables d’apprécier l’avantage de mon
encrier. Or, sur ce nombre, combien vas-tu m’en accorder qui, dès la première année, pourront avoir
connaissance de ma découverte et qui, la connaissant, en feront l’acquisition?
—Ma foi, répondis-je, je t’avoue que je suis très embarrassé pour te donner un chiffre exact.
—Eh mon Dieu! qui est-ce qui te parle de chiffre exact? Je ne te demande qu’une approximation,
et encore je la désire la plus basse possible, afin que je n’aie pas de déception.
—Dame! fis-je en continuant les supputions décimales de mon ami, mettons un dixième.
—Tu vois, c’est toi-même qui l’as dit, un dixième! autrement dit, cent mille. Mais, continua
l’inventeur, enchanté de m’avoir fait participer à ses brillants calculs, sais-tu bien ce que me
rapportera dès la première année, la vente de ces cent mille écritoires?
—Non, je ne m’en doute pas.
—Je vais te l’apprendre; écoute bien. Sur ces cent mille écritoires vendues, je me suis réservé un
franc de bénéfice par chaque pièce; il en résulte donc pour moi un bénéfice de…..?
—Cent mille francs, parbleu.
—Tu vois, ce n’est pas plus difficile que cela à compter. Oui, cent mille francs, ni plus ni moins.
Tu dois comprendre aussi que les autres neuf cent mille écrivains que nous avons laissés de côté,
finiront par connaître mon encrier; ils en achèteront à leur tour. Puis les autres neuf millions que nous
avons négligés, que feront-ils, je te le demande?… Et note bien ceci, je ne t’ai parlé que de la France,
qui est un point sur le globe. Quand l’étranger en aura connaissance, quand les Anglais et leurs
colonies surtout en demanderont; vois-tu, mais, c’est incalculable!…
Mon ami essuya son front, qui s’était couvert de sueur dans la chaleur de son exposition, et il finit
en me disant encore: Rappelle-toi bien que nous avons mis tout au plus bas dans notre estimation.
Malheureusement le calcul de mon ami péchait par la base. Son encrier, d’un prix beaucoup trop
élevé, ne fut point acheté, et l’inventeur finit par mettre cette mine d’or au chapitre de ses déceptions
déjà si nombreuses.
Moi aussi, je l’avoue, je basais mes calculs sur les chiffres de population ou du moins sur le
nombre approximatif des visiteurs de la capitale, et toujours avec mes supputations, même les plus
raisonnables, j’arrivais encore à un résultat fort satisfaisant. Mais je ne regrette pas de m’être
abandonné souvent à ces fantaisies de mon imagination. Si elles m’ont fait éprouver plus d’un
mécompte dans ma vie, elles servaient à entretenir quelque énergie dans mon esprit et à me rendre
capable de lutter contre les difficultés sans nombre que je rencontrais dans l’exécution de mes
automates. D’ailleurs, qui n’a pas fait, au moins une fois dans sa vie, les supputations dorées de mon
ami, le marchand d’écritoires?
J’ai déjà parlé plusieurs fois d’automates que je confectionnais; il serait temps, je pense, de dire
quelle était la nature de ces pièces destinées à figurer dans mes représentations.
C’était d’abord un petit pâtissier sortant à commandement d’une élégante boutique et venant
apporter, selon le goût des spectateurs, des gâteaux chauds et des rafraîchissements de toute espèce.
On voyait sur le côté de l’établissement des aides-pâtissiers pilant, roulant la pâte et la mettant au
four.
Une autre pièce représentait deux clowns, Auriol et Debureau. Ce dernier tenait à la force des
bras une chaise, sur laquelle son joyeux camarade faisait des gambades, des évolutions et des tours
de force, ceux de l’artiste du cirque des Champs-Élysées. Après ces exercices, mon Auriol fumait
une pipe et finissait la séance en accompagnant sur un petit flageolet un air que lui jouait l’orchestre.
C’était ensuite un oranger mystérieux sur lequel naissaient des fleurs et des fruits, à la demande
des dames. Pour terminer la scène, un mouchoir emprunté était envoyé à distance dans une orange
laissée à dessein sur l’arbre. Celle-ci s’ouvrait, laissait voir le mouchoir, tandis que deux papillons
venaient en prendre les coins et le développaient aux yeux des spectateurs.
J’avais encore un cadran en cristal transparent, marquant l’heure au gré des spectateurs, et
sonnant sur un timbre également en cristal le nombre de coups indiqué.
Au moment où j’étais le plus absorbé par ces travaux, je fis une rencontre qui me fut des plus
agréables.
Passant un jour sur les boulevards, fort préoccupé, selon mon habitude, je m’entends appeler.
Je me retourne et me sens presser la main par un homme fort élégamment vêtu.
—Antonio! m’écriai-je en l’embrassant; que je suis aise de vous voir! Mais comment êtes-vous
ici? Que faites-vous? et Torrini?….
Antonio m’interrompit:
—Je vous conterai tout cela, me dit-il, venez chez moi, nous y serons plus à notre aise; je
demeure à quelques pas d’ici.
En effet, au bout de deux minutes, nous arrivions rue de Lancry, devant une maison de fort belle
apparence.
—Montons, me dit Antonio, je demeure au deuxième.
Un domestique vint nous ouvrir.
—Madame est-elle à la maison? dit Antonio.
—Non, Monsieur, mais Madame m’a chargé de vous dire qu’elle ne tarderait pas à rentrer.
Une fois qu’il m’eut introduit dans un salon, Antonio me fit asseoir près de lui sur un canapé.
—Voyons maintenant, mon ami, me dit-il, causons, car nous devons avoir bien des choses à nous
dire.
—Oui, causons; je vous avoue que ma curiosité est bien vivement excitée. Je ne sais, en vérité, si
je rêve.
—Je vais vous ramener à la réalité, reprit Antonio, en vous racontant ce qui m’est arrivé depuis
que nous nous sommes quittés. Commençons, ajouta-t-il tristement, par donner un souvenir à Torrini.
Je fis un mouvement de douloureuse surprise.
—Que me dites-vous là, Antonio, est-ce que notre ami?…
—Hélas, oui, ce n’est que trop vrai. Ce fut au moment où nous avions tout lieu d’espérer un sort
plus heureux, que la mort l’a frappé.
En vous quittant, vous le savez, l’intention de Torrini était de se rendre au plus vite en Italie.
Revenu à des idées plus saines, le comte de Grisy avait hâte de reprendre son nom et de se retrouver
sur les théâtres, témoins de ses succès et de sa gloire; il espérait s’y régénérer et redevenir le brillant
magicien d’autrefois. Dieu en a décidé autrement. Comme nous allions quitter Lyon, où il avait donné
des représentations assez bien suivies, il fut subitement atteint d’une fièvre typhoïde qui l’emporta en
quelques jours.
Je fus son exécuteur testamentaire. Après avoir rendu les derniers devoirs à l’homme auquel
j’avais voué ma vie, je m’occupai de la liquidation de sa petite fortune. Je vendis les chevaux, la
voiture et quelques accessoires de voyage qui m’étaient inutiles, et je gardai les instruments, avec
l’intention d’en faire usage. Je n’avais aucune profession; je crus ne pouvoir mieux faire que
d’embrasser une carrière dont le chemin m’était tout tracé, et j’espérais que mon nom, auquel mon
beau-frère avait donné en France une certaine célébrité, aiderait à mes succès.
J’étais bien prétentieux, sans doute, de prendre la place d’un tel maître, mais à défaut de talent je
comptais me tirer d’affaire avec de l’aplomb.
Je m’appelai donc Il signor Torrini, et à ce nom j’ajoutai, à l’exemple de mes confrères, le titre
de Premier physicien de France. Chacun de nous est toujours le premier et le plus habile du pays où
il se trouve, quand il veut bien ne pas se donner pour le plus fort du monde entier. L’escamotage est
une profession où, vous le savez, on ne pèche pas par excès de modestie; et l’habitude de produire
des illusions facilite cette émission de fausse monnaie, que le public, il est vrai, se réserve ensuite
d’apprécier et de classer selon sa juste valeur.
C’est ce qu’il fit pour moi, car malgré mes pompeuses affiches, j’avoue franchement qu’il ne me
fit pas l’honneur de me reconnaître la célébrité que je m’attribuais. Loin de là; mes représentations
furent si peu suivies, que leur produit suffisait à peine à me faire vivre.
Néanmoins, j’allais de ville en ville, donnant mes représentations et me nourrissant plus souvent
d’espérance que de réalité. Mais il vint un moment où cet aliment peu substantiel ne pouvant plus
suffire à mon estomac, je me vis contraint de m’arrêter. J’étais à bout de ressources; je ne possédais
plus rien que mes instruments; mon vestiaire était réduit à sa plus simple expression et menaçait de
me quitter d’un moment à l’autre; il n’y avait pas à balancer. Je pris le parti de vendre mes
instruments et, muni de la modique somme que j’en avais retirée, je me rendis à Paris, dernier refuge
des talents incompris et des positions désespérées.
Malgré mon insuccès, je n’avais rien perdu de ce fond de philosophie que vous me connaissez, et
j’étais sinon très heureux, du moins plein d’espoir dans l’avenir. Oui, mon ami, oui, j’avais alors le
pressentiment de la brillante position que le sort m’a faite et vers laquelle il m’a conduit pour ainsi
dire par la main.
Une fois à Paris, je pris une modeste chambre, et je me proposai de vivre avec économie pour
faire durer autant que possible mes faibles ressources pécuniaires. Vous voyez que malgré ma
confiance en l’avenir, je prenais cependant quelques précautions, afin de ne pas me trouver exposé à
mourir de faim. Vous allez voir que j’avais tort de ne pas m’abandonner complètement à mon étoile.
Il y avait à peine huit jours que j’étais à Paris, que je me rencontrai face à face avec un ancien
camarade. C’était un Florentin qui, dans le théâtre où je jouais à Rome, tenait l’emploi de basse et
remplissait des rôles secondaires. Lui aussi avait été maltraité du sort et, venu à Paris pour y
chercher fortune, il s’était trouvé réduit, à défaut d’un plus beau rôle, à accepter celui de figurant
dans les choeurs du Théâtre-Italien.
Mon ami, quand je l’eus mis au courant de ma position, m’annonça qu’une place de ténor était
vacante dans les choeurs où il chantait lui-même. Il me proposa de faire les démarches nécessaires
pour me la faire obtenir.
J’acceptai cette offre avec plaisir, mais bien entendu comme position transitoire, car il m’en
coûtait de déchoir. Seulement, je voulais, en attendant mieux, me mettre à l’abri de la misère: la
prudence m’en faisait une loi.
J’ai souvent remarqué, continua Antonio, que les événements qui nous inspirent le plus de
défiance sont souvent ceux qui nous deviennent les plus favorables. En voici une nouvelle preuve:
Comme en dehors de mes occupations de théâtre, j’avais beaucoup de loisirs, l’idée me vint de
les employer à donner des leçons de chant. Je me présentai comme artiste du Théâtre-Italien, en
cachant toutefois la position que j’y occupais.
Il en fut de mon premier élève comme du premier billet de mille francs d’une fortune que l’on
veut amasser, et que l’on dit être le plus difficile à acquérir. Je l’attendis assez longtemps. Il vint
enfin, puis d’autres encore, et insensiblement, soit que je fusse secondé par cette chance en laquelle
j’ai toujours eu confiance, soit aussi que l’on fût satisfait de ma méthode et surtout des soins que je
donnais à mes écoliers, j’eus assez de leçons pour quitter le théâtre.
Je dois vous dire aussi que cette détermination avait encore une autre cause. J’aimais une de mes
écolières et j’en étais aimé. Dans ce cas, il n’était pas prudent de garder mon emploi de choriste, qui
eût pu jeter sur moi quelque déconsidération.
Vous vous attendez sans doute à quelque aventure romanesque. Rien de plus simple pourtant que
l’événement qui couronna nos amours: ce fut le mariage.
Madame Torrini, que vous verrez tout à l’heure, est la fille d’un ancien passementier. Veuf, et
sans autre enfant, le père n’avait de volonté que celle de sa fille; il accueillit favorablement ma
demande.
C’était bien le meilleur des hommes. Malheureusement nous l’avons perdu, il y a deux ans. Grâce
à la fortune qu’il nous a laissée, j’ai quitté le professorat, et maintenant je vis heureux et tranquille
dans une position qui réalise pour moi mes rêves les plus brillants d’une autre époque. Voilà, dit en
terminant mon ami philosophe, ce qui prouve une fois de plus que, quelle que soit la position précaire
où il se trouve, l’homme ne doit jamais désespérer d’un avenir meilleur.
Mon récit ne devait pas être aussi long que celui d’Antonio; sauf mon mariage, aucun événement
ne valait la peine de lui être raconté. Je lui parlai cependant de ma longue maladie et du travail qui
l’avait causée. J’avais à peine cessé de parler, que madame Torrini rentra.
La femme de mon ami était charmante et surtout fort gracieuse.
—Monsieur, me dit-elle, après que je lui eus été présenté par son mari, je vous connaissais déjà
depuis longtemps. Antonio m’a conté votre histoire, qui m’a inspiré le plus grand intérêt, et nous
avons souvent regretté, mon mari et moi, de ne point avoir de vos nouvelles. Mais, monsieur Robert,
ajouta-t-elle, puisque nous vous retrouvons, considérez-vous ici comme un ancien ami de la maison,
et venez nous voir souvent.
Je mis à profit cette aimable invitation, et plus d’une fois j’allai puiser près de ces bons amis des
consolations et des encouragements.
Antonio s’occupait toujours un peu d’escamotage. Ce n’était pour lui, il est vrai, qu’une simple
distraction, un moyen d’amuser ses amis. Néanmoins, il n’y avait pas d’escamoteur dont il ne suivît
avec empressement les représentations, qui lui rappelaient un autre temps.
Un matin, je le vis entrer dans mon atelier d’un air empressé.
—Tenez, me dit-il, en me représentant un journal, vous qui recherchez les escamoteurs célèbres,
en voilà un qui va vous donner du fil à retordre; lisez.
Je pris la feuille avec empressement et lus la réclame suivante:
«Le fameux Bosco, qui escamote une maison comme une muscade, va donner incessamment à
Paris une série de représentations, dans lesquelles seront exécutées des expériences qui tiennent du
miracle.»
—Eh bien! que dites-vous de cela? me demanda Antonio.
—Je dis qu’il faut posséder un bien grand talent pour soutenir la responsabilité de semblables
éloges. Après tout, je pense que le journaliste a voulu s’amuser aux dépens de ses lecteurs, et que le
fameux Bosco n’existe que dans ses colonnes.
—Détrompez-vous, mon cher Robert. Cet escamoteur n’est point un être imaginaire. Nonseulement
j’ai lu cette réclame dans plusieurs journaux, mais ce qui est plus sérieux, c’est que j’ai vu
moi-même Bosco donnant hier soir, dans un café, un échantillon de son savoir-faire, et annonçant sa
première séance pour mardi prochain.
—S’il en est ainsi, dis-je à mon ami, je vous invite à passer la soirée chez M. Bosco, et si cela
vous convient, je vous prendrai chez vous pour vous y conduire.
—Accepté! me dit Antonio. Soyez chez moi mardi soir, à sept heures et demie. La séance
commence à huit heures.
Au jour et à l’heure convenus, nous arrivons, Antonio et moi, à la porte de la salle Chantereine,
où devait avoir lieu la représentation annoncée. Au contrôle, nous nous trouvons en face d’un gros
monsieur, vêtu d’une redingote ornée de brandebourgs et garnie de fourrures qui lui donnent tout-àfait
l’air d’un prince russe en voyage. Antonio me pousse du coude, et se penchant vers moi: C’est
lui, me dit-il tout bas.
—Qui, lui?
—Eh! mais, Bosco.
—Tant pis, dis-je, j’en suis fâché pour lui.
—Expliquez-vous, car je ne comprends pas le tort que peut faire à un homme un vêtement de
boyard?
—Mais, mon ami, répondis-je, c’est moins pour son costume que pour la place qu’il occupe à
son contrôle, que je blâme M. Bosco. Il me semble qu’il est peu convenable pour un artiste de
prodiguer sa personne en dehors de la scène. Il y a tant de différence entre l’homme que toute une
salle écoute, admire, applaudit, et le directeur de spectacle venant ostensiblement surveiller de
mesquins intérêts, que ce dernier rôle doit évidemment nuire au premier.
Pendant ce colloque, nous étions entrés et installés, mon ami et moi, chacun à notre place.
D’après l’idée que je m’étais faite du laboratoire du magicien, je m’attendais à me trouver en
face d’un rideau dont les larges plis, après avoir vivement piqué ma curiosité, allaient, en s’ouvrant,
étaler à mes yeux éblouis une scène resplendissante et garnie d’appareils dignes de la célébrité qui
m’était annoncée. Dès mon entrée dans la salle, mes illusions à ce sujet s’étaient subitement
évanouies.
Le rideau avait été jugé superflu: la scène était à découvert. Devant moi se dressait un long
gradin à triple étage, entièrement recouvert d’une étoffe d’un noir mat. Ce lugubre buffet était orné
d’une forêt de flambeaux garnis de cierges, entre lesquels se trouvaient des appareils en fer-blanc
verni. Sur le point culminant de cette étagère, se pavanait une tête de mort, bien étonnée sans doute de
se trouver à pareille fête, et dont l’effet complétait assez bien l’illusion d’un service funèbre.
En avant de la scène et près des spectateurs, était une table cachée sous un tapis brun qui tombait
jusqu’à terre, et sur laquelle cinq gobelets de cuivre jaune étaient symétriquement rangés. Enfin, audessus
de cette table, une boule de cuivre, suspendue au plafond, piqua vivement ma curiosité[10].
J’eus beau me demander à quel usage elle était destinée, je ne pus parvenir à le deviner. Je pris
le parti d’attendre, en rêvant, que Bosco vînt me donner le mot de l’énigme. Pour Antonio, il avait lié
conversation avec son voisin, et celui-ci lui faisait le plus grand éloge de la séance à laquelle nous
allions assister.
Le bruit argentin d’un petite sonnette agitée dans la coulisse mit fin à ma rêverie et à l’entretien
de mon ami. Bosco parut sur la scène.
L’artiste avait changé de costume. A la redingote moscovite, il avait substitué une petite jaquette
en velours noir, serrée au milieu du corps par une ceinture de cuir de même couleur. Ses manches,
excessivement courtes, laissaient voir un gros bras bien potelé. Il portait un pantalon noir collant,
garni par le bras d’une ruche de dentelle, et autour du cou une large collerette blanche. Comme on le
voit, ce bizarre accoutrement, à quelques détails près ressemblait assez bien au classique costume
des Scapins de notre comédie.

bosco

Après avoir majestueusement salué son auditoire, le célèbre escamoteur se dirigea
silencieusement et à pas comptés vers la fameuse boule de cuivre. Il s’assura si elle était solidement
fixée, prit ensuite sa baguette qu’il essuya avec un mouchoir blanc, comme pour la dégager de toute
influence étrangère, puis, avec une imperturbable gravité, il frappa par trois fois sur la sphère
métallique, en prononçant au milieu du plus profond silence, cette impérieuse évocation: Spiriti miei
infernali, obedite (esprits infernaux qui êtes soumis à ma puissance, obéissez).
Je respirais à peine dans l’attente de quelque miraculeuse production. Simple que j’étais! Ceci
n’était qu’une innocente plaisanterie, un naïf préambule à l’exercice des gobelets.
Je fus, je l’avoue, un peu désappointé, car pour moi ce jeu était un de ces tours tombés dans le
domaine de la place publique, et je n’aurais jamais pensé qu’en l’année de grâce 1838, on osât
l’exécuter dans une représentation théâtrale. Cela était d’autant plus vraisemblable, que journellement
on voyait dans les rues de Paris deux artistes en plein vent, Miette et Lesprit, qui ne craignaient pas
de rivaux pour les tours de gibecière. Pourtant, je dois dire que Bosco déploya dans ce jeu une
grande adresse, et qu’il reçut du public d’unanimes applaudissements.
—Hein! disait victorieusement le voisin d’Antonio; qu’est-ce que je vous disais? quelle habileté!
Et pour donner plus d’éclat à sa satisfaction, le voisin applaudissait à rompre les oreilles.
—Vous allez voir, ajoutait-il, quand il consentait à baisser le ton de son enthousiasme, vous allez
voir; ce n’est rien que cela.
Soit qu’Antonio fût ce soir-là très mal disposé, soit que réellement la séance ne lui convînt pas,
il ne put parvenir dans toute la soirée à placer l’admiration à laquelle il était si bien préparé. Bientôt
même, je le vis manifester la plus vive impatience. Bosco avait commencé le tour des pigeons. Mais
il faut convenir que la mise en scène et l’exécution étaient bien de nature à irriter des nerfs moins
sensibles même que ceux de mon ami.
Un domestique apporte sur deux guéridons placés de chaque côté de la scène, deux petits blocs
de bois noir, sur chacun desquels est peinte une tête de mort. Ce sont les billots pour les suppliciés.
Bosco se présente tenant un coutelas d’une main, et de l’autre un pigeon noir:
«Voici, dit-il, un pizoun (j’ai oublié de dire que Bosco parle un français fortement italianisé):
Voici un pizoun qui n’a pas été saze. Zé vas loui couper le cou. Voulez-vous, mesdames, que ce soit
avec sang ou sans sang?» (Ceci est un des mots à effet de Bosco.)
On rit, mais les dames hésitent à répondre à cette étrange question.
«Sans sang» dit un spectateur. Bosco met alors la tête du pigeon sur le billot et la tranche, en
ayant soin de presser le cou pour l’empêcher de saigner.
«Vous voyez, mesdames, dit l’opérateur, que le pizoun, il ne saigne pas, per que vous l’avez
ordonné.»
«Avec du sang?» demande un autre spectateur. Et Bosco de lâcher l’artère et de faire couler le
sang sur une assiette qu’il fait examiner de près, pour qu’on constate bien que c’est du sang véritable.
La tête une fois coupée, est placée debout sur un des billots. Alors, Bosco, profitant d’un
mouvement convulsif, reste d’existence qui fait ouvrir le bec du supplicié, lui adresse cette barbare
plaisanterie: «Voyons, mossiou, faites le zentil, salouez l’aimable compagnie, encore oune fois.
Bien! bien! vous êtes zentil.»
Le public écoute mais ne rit pas.
La même opération s’exécute sur un pigeon blanc sans la moindre variante. Après quoi, Bosco
place le corps de ses deux victimes, chacun dans une large boîte à tiroir, en ayant soin de mettre la
tête noire avec le pigeon blanc, et la tête blanche avec le pigeon noir. Il recommence au-dessus des
boîtes la conjuration de spiriti miei infernali, obedite, et lorsqu’il les ouvre, on voit apparaître d’un
côté un pigeon noir portant une tête blanche, de l’autre un pigeon blanc possesseur d’une tête noire.
Chacun des suppliciés, au dire de Bosco, est ressuscité, et a repris la tête de son camarade.
—Eh bien! comment trouvez-vous cela, dit à Antonio son voisin, qui pendant toute l’opération
n’avait cessé de battre des mains.
—Ma foi, répondit mon ami, puisque vous me demandez mon avis, je vous dirai que le tour n’est
pas fort. Et tout au plus trouverais-je la plaisanterie passable, si la manière dont elle est exécutée
n’était aussi cruelle.
—Monsieur a les nerfs bien délicats, dit le voisin. Est-ce que par hasard vous éprouvez de
semblables émotions, lorsque vous voyez tuer un poulet et qu’on le met à la broche?
—Mais, Monsieur, avant de vous répondre, répliqua vivement mon ami, permettez-moi de vous
demander si je suis ici pour voir un spectacle de cuisinier?
La discussion s’échauffa, et elle prenait une fâcheuse tournure, lorsqu’un plaisant du voisinage
termina le différend par cette burlesque plaisanterie:
—Pardieu, Monsieur, dit-il à Antonio, si vous n’aimez pas les cruautés, au moins n’en dégoûtez
pas les autres.
Chacun se prit à rire, et nos deux champions désarmés se contentèrent de se jeter réciproquement
un regard de dédain.
Bosco venait de faire un petit intermède pour les préparatifs du tour final; il revint en scène avec
un canari, dont il tenait les pattes entre ses doigts.
—«Messiou, dit-il, voilà Piarot qui est très pouli et qui va vous salouer; Voyons, Piarot, faites
votre devoir.» Et il pinçait avec tant de force les pattes de l’oiseau, que le malheureux chercha à se
dégager de cette cruelle étreinte. Vaincu par la douleur, il s’affaissa sur la main de l’escamoteur, en
jetant des cris de détresse.
—Bien, bien, zé souis countant dé vous. Vous voyez, mesdames, non-soulement il saloue, ma il
dit bonsoir. Continouez, Piarot, vous serez récoumpensé.
La même torture fit encore saluer deux fois le malheureux canari, et, pour le récoumpenser, son
maître alla le remettre entre les mains d’une dame en la priant de le garder. Mais pendant le trajet
l’oiseau avait vu la fin de ses peines, et la dame ne reçut qu’un oiseau mort. Bosco l’avait étouffé.
«Ah! mon Diou, madame, s’écria l’escamoteur ze crois que vous m’avez toué mon Piarot, vous
l’avez trou pressé. Piarot! Piarot! ajouta-t-il en le faisant sauter en l’air; Piarot, réponds-moi. Ah!
madame, il est décidément mouru. Qu’est-ce que ma fâme elle va dire, quand elle va voir arriver
Bosco sans son Piarot; bien sour qué zé sérai battou par madame Bosco.» (J’ai besoin de faire
observer ici que tout ce que je rapporte de la séance est textuel).
L’oiseau fut enterré dans une grande boîte, d’où, après de nouvelles conjurations, sortit un oiseau
vivant. Cette nouvelle victime eut moins longtemps à souffrir. Elle fut mise vivante dans le canon
d’un gros pistolet et bourrée comme une balle, puis, Bosco, tenant une épée à la main, pria un
spectateur de tirer en visant sur la pointe de l’arme qu’il lui présentait. Le coup part et l’on voit
aussitôt un canari, troisième victime, accroché et se débattant au bout de l’épée.
Antonio se leva:
—Sauvons-nous, me dit-il, car j’en suis malade.
—Malade de quoi? dit son antagoniste qui voulait avoir le dernier mot avec lui.
—Eh parbleu, Monsieur! malade d’une admiration rentrée, répliqua mon ami d’un air narquois.
—Vous êtes bien difficile, Monsieur, se contenta de dire l’admirateur systématique.
J’ai revu bien des fois Bosco depuis cette époque, et chaque fois je l’ai scrupuleusement étudié,
tant pour m’expliquer la cause de la grande vogue dont il a joui, que pour être en mesure de comparer
les différents jugements portés sur cet homme célèbre. Voici quelques déductions tirées de mes
observations:
Les séances de Bosco plaisent généralement au plus grand nombre, parce que le public suppose
que par une adresse inexplicable, les exécutions capitales et autres sont simplement simulées, et que,
tranquille sur ce point, il se livre à tout le plaisir que lui causent le talent du prestidigitateur et
l’originalité de son accent.
Bosco porte un nom sonore, bizarre, et propre à devenir facilement populaire. Personne mieux
que lui ne possède l’art de le faire valoir. Ne négligeant aucune occasion de se mettre en scène, il
donne des séances à chaque instant du jour, quels que soient la nature et le nombre des spectateurs.
En voiture, à table d’hôte, dans les cafés, dans les boutiques, il ne manque jamais de donner un
spécimen de ses expériences, en escamotant soit une pièce de monnaie, soit une bague, une muscade,
etc.
Les témoins de ces petites séances improvisées se croient obligés de répondre à la politesse de
M. Bosco, en assistant à son spectacle. On a fait connaissance avec le célèbre escamoteur, et l’on
tient à soutenir la réputation de son nouvel ami. On le prône donc, on sollicite pour lui des
spectateurs, on les entraîne même au besoin, et la salle se trouve généralement pleine.
De nombreux compères, il faut le dire aussi, aident également à la popularité de Bosco. Chacun
d’eux, on le sait, est chargé de remettre au physicien, un mouchoir, un foulard, un châle, une montre,
etc. Le physicien possède ces objets en double. Cela lui permet de les faire passer avec une
apparence de magie ou tout au moins d’adresse, dans un chou, un pain, une boîte ou tout autre objet.
Ces compères, en s’associant aux expériences de l’escamoteur, ont tout intérêt à les faire réussir et à
les vanter: leur amour-propre trouve sa part dans la réussite de la mystification. D’ailleurs, ils ne
sont pas fâchés intérieurement de s’attribuer une partie des applaudissements, car, enfin, ils ont su
jouer leur rôle en simulant une grande surprise lors de l’apparente transposition de l’objet. Il en
résulte donc pour le magicien autant d’admirateurs que de compères, et l’on conçoit l’influence que
peuvent exercer dans une salle une douzaine de prôneurs intelligents.
Telles ont été les influences qui, jointes au talent de Bosco, lui ont valu pendant de longues
années, un aussi grand renom.