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UN COURS DE MIRACLES.

 

houdin algerie

 

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.
Le vraisemblable peut aussi n’être pas vrai.
On a dit des Augures qu’ils ne pouvaient se regarder sans rire.—Il en serait de même des
Aïssaoua si le sang musulman ne coulait pas dans leurs veines. Toutefois il n’est pas un seul d’entre
eux qui se fasse illusion sur la nature des prétendus miracles exécutés par ses confrères; mais tous se
prêtent la main pour l’exécution de leurs prestiges, comme le ferait une troupe de faiseurs de tours
dont le Mokaddem serait l’impresario.
Leur troupe est divisée par spécialités de même que dans les spectacles forains: tel fait un tour
de force qui ne peut en faire un autre, et l’on cite même de premiers sujets dont les miracles sont bien
moins étonnants que ceux de certains acteurs du second ou du troisième ordre.
Lors même qu’on ne pourrait expliquer leurs prétendues merveilles, une simple réflexion devrait
en détruire le prestige. Les Aïssaoua se disent incombustibles; qu’ils viennent donc franchement prier
un des assistants de leur appliquer le fer rouge sur la joue ou sur toute autre partie du corps! Ils se
prétendent invulnérables; qu’ils invitent quelques zouaves à leur passer leur sabre au travers du
corps. Après un tel spectacle, les plus incrédules se prosterneront devant eux.
Ah! si j’étais incombustible et invulnérable, comme je me donnerais la satisfaction d’en offrir
une preuve irréfragable! Je me ferais mettre à la broche devant une fournaise ardente, et, pendant que
je rôtirais, j’occuperais mes loisirs à manger une salade de verre pilé, assaisonnée d’huile…. de
vitriol[26]. Ce serait un spectacle à faire courir le monde entier et à le convertir à ma propre religion.
Mais les Aïssaoua ont des raisons pour être prudents dans l’exécution de leurs tours, ainsi que je
vais le prouver. Leurs principaux mires sont les suivants:
1º S’enfoncer un poignard dans la joue;
2º Manger des feuilles de figuier de Barbarie;
3º Se mettre le ventre sur le côté tranchant d’un sabre;
4º Jouer avec des serpents;
5º Se frapper le bras, en faire jaillir du sang, et le guérir instantanément;
6º Manger du verre pilé;
7º Avaler des cailloux, des tessons de bouteille, etc.;
8º Marcher sur du fer rouge, et se passer la langue sur une plaque rougie à blanc.
Commençons par le tour le plus simple, qui consiste à s’enfoncer un poignard dans la joue.
L’Arabe qui fit ce tour me tournait le dos; je pus donc m’approcher très près de lui et distinguer
comment il s’y prenait. Il appuya sur sa joue le bout d’un poignard dont la pointe était aussi émoussée
et arrondie que celle d’un couteau à papier. La peau, au lieu de se percer, s’enfonça de trois
centimètres environ entre les dents molaires, qui étaient entrouvertes, absolument comme le ferait une
feuille de caoutchouc.
Ce tour réussit particulièrement aux personnes maigres et âgées, parce que chez elles la peau des
joues est très élastique. Or l’Aïssaoua remplissait en tous points ces conditions.
L’Arabe qui mangea les feuilles de figuiers de Barbarie ne nous les donna pas à visiter. Je dois
croire qu’elles étaient préparées de manière à ne pouvoir le blesser; autrement il n’aurait pas négligé
ce point important qui pouvait doubler le prestige. Mais, quand même il les eût montrées, cet homme
faisait tant d’évolutions inutiles qu’il lui eût été très facile de les changer contre d’autres feuilles
inoffensives. C’eût été alors un escamotage de quinzième force.
Dans l’expérience suivante, deux Arabes tiennent un sabre, l’un par la poignée, l’autre par la
pointe; un troisième arrive, relève ses vêtements de manière à laisser l’abdomen complètement nu, et
se couche à plat ventre sur le côté affilé de l’arme, puis un quatrième monte sur le dos de celui-ci, et
semble peser sur lui de tout le poids de son corps.
L’artifice de ce tour est très facile à expliquer.
On ne montre point au public que le sabre soit bien affilé; rien ne prouve que le tranchant en soit
plus coupant que le dos, bien que l’Arabe qui le tient par la pointe affecte de l’envelopper
soigneusement d’un foulard, imitant en cela les jongleurs qui feignent de s’être coupés au doigt avec
un des poignards dont ils doivent se servir pour jongler.
D’ailleurs, dans l’exécution de son tour, l’invulnérable tourne le dos au public. Il sait le parti
qu’il peut tirer de cette circonstance; aussi, au moment où il va pour se placer sur le sabre, ramène-til
adroitement sur son ventre la partie de son vêtement qu’il avait écartée. Enfin, lorsque le quatrième
acteur monte sur son dos, ce dernier appuie ses mains sur les épaules de deux Arabes qui tiennent le
sabre. Ces derniers sont debout comme pour maintenir son équilibre, mais en réalité ils supportent
tout le poids de son corps. Il ne s’agit donc dans ce tour que d’avoir le ventre plus ou moins pressé,
et j’expliquerai un peu plus loin que cela peut se faire sans aucun mal ni danger.
Quant aux Aïssaoua qui mettent la main dans un sac rempli de serpents et qui jouent avec ces
reptiles, je m’en rapporte au jugement du colonel de Neveu. Voici ce qu’il en dit dans l’ouvrage que
j’ai déjà cité:
«Nous avons souvent poussé la curiosité et l’incrédulité jusqu’à faire venir chez nous des
Aïssaoua avec leur ménagerie. Tous les animaux qu’ils nous désignaient comme des vipères (lefà)
n’étaient que d’innocentes couleuvres (hanech); lorsque nous leur proposions de mettre la main dans
le sac qui contenait leurs animaux, ils se hâtaient de se retirer, convaincus que nous n’étions pas dupe
de leurs fraudes.»
J’ajouterai que ces serpents, fussent-ils même d’une espèce dangereuse, on pourrait leur avoir
arraché les dents pour n’en plus rien redouter.
Ce qui viendrait à l’appui de cette assertion, c’est que ces animaux ne font aucune blessure
lorsqu’ils mordent.
Je n’ai pas vu exécuter le tour qui consiste à se frapper le bras et à en faire sortir du sang; mais il
me semble qu’une petite éponge imbibée de rouge et cachée dans la main qui frappe, suffirait pour
accomplir le prodige. En essuyant le bras, la blessure se trouve naturellement guérie.
Étant jeune, j’ai souvent fait sortir du vin d’un couteau ou de mon doigt, en pressant une petite
éponge, imbibée de ce liquide, que je tenais cachée.
J’avais vu plusieurs fois des étourdis broyer des verres à liqueur entre leurs dents sans se
blesser; mais jamais aucun d’eux n’en avait mangé les fragments. Il m’était donc assez difficile
d’expliquer ce tour des Aïssaoua, lorsque sur un renseignement qui me fut donné par un médecin de
mes amis, je trouvai dans le Dictionnaire des Sciences médicales, année 1810, nº 1143, une thèse
soutenue par le docteur Lesauvage, sur l’innocuité du verre pilé.
Ce savant, après avoir cité quelques exemples de gens auxquels il avait vu manger du verre,
rapporte ainsi différentes expériences qu’il fit sur des animaux.
«Après avoir soumis un grand nombre de chiens, de chats et de rats au régime du verre pilé, dont
les fragments avaient deux ou trois lignes de longueur, aucun de ces animaux ne fut malade et grand
nombre d’entre eux ayant été ouverts, l’on ne trouva aucune lésion dans toute la longueur du canal
alimentaire. Bien convaincu, d’ailleurs, de l’innocuité du verre avalé, je me déterminai à en prendre
moi-même en présence de mon collègue M. Cayal, du professeur Lallemand et de plusieurs autres
personnes. Je répétai plusieurs fois l’expérience et je n’en éprouvai jamais la moindre sensation
douloureuse.»
Ces renseignements authentiques auraient dû me suffire; cependant, je voulus aussi voir de mes
yeux ce singulier phénomène. Je fis alors manger à l’un des chats de la maison une énorme boulette
de viande assaisonnée de moitié de verre pilé. L’animal l’avala avec infiniment de plaisir jusqu’à la
dernière bribe, et sembla regretter la fin de ce mets succulent. On croyait le chat perdu, et l’on
déplorait déjà ma barbarie, lorsqu’on le vit arriver le lendemain, dispos et bien portant, et flairant
encore l’endroit où, la veille, il avait fait son repas.
Depuis cette époque, si je veux régaler un ami de ce spectacle, je régale également mes trois
chats sans distinction, pour ne pas exciter de jalousie parmi eux.
Je fus assez longtemps, je l’avoue, avant de me décider à faire sur moi-même l’expérience du
docteur Lesauvage; je n’y voyais aucune nécessité. Pourtant, un jour, en présence d’un ami, je fis cette
bravade, si c’en est une; j’avalai aussi ma petite boulette; seulement j’eus soin d’y mettre du verre
plus fin que celui que je donnais à mes chats. Je ne sais si c’est un effet de mon imagination, mais il
me sembla qu’au dîner je mangeais avec un plaisir inaccoutumé; le devais-je au verre pilé? En tout
cas, ce serait un procédé assez bizarre pour s’ouvrir l’appétit.
Quand il s’agissait d’avaler des tessons de bouteille et des cailloux, l’Aïssaoua, chargé de ce
tour, les mettait réellement dans sa bouche: mais je crois pouvoir affirmer qu’il s’en débarrassait au
moment où il se mettait la tête sous les plis du burnous du Mokaddem. Du reste, les eût-il avalés,
qu’il n’eût rien fait d’extraordinaire, comparativement à ce que faisait, en France, il y a une trentaine
d’années, un saltimbanque, surnommé l’avaleur de sabres.
Cet homme, qui donnait ses séances sur la place publique, rejetait sa tête en arrière de manière à
présenter une ligne droite, et s’enfonçait réellement dans l’oesophage un sabre dont la poignée seule
restait à l’ouverture de la bouche.
Il avalait aussi un oeuf sans le casser, ou bien encore des clous et des cailloux, qu’il faisait
ensuite résonner en se frappant l’estomac avec le poing.
Ces tours de force étaient le résultat d’une disposition phénoménale de l’oesophage chez le
saltimbanque. Mais s’il avait vécu au milieu des Aïssaoua, n’eût-il pas été à coup sûr le premier
sujet de la troupe?
Qu’auraient donc dit les Arabes s’ils avaient vu aussi cet autre bateleur qui se passait à travers le
corps le premier sabre venu qu’on lui présentait, et qui, lorsqu’il était embroché, enfonçait encore la
lame d’un couteau jusqu’au manche dans chacune de ses narines? J’ai été témoin du fait et d’autres
ont pu l’être comme moi.
Ce tour était si effrayant de réalité, que le public ému en le voyant, criait: assez! assez! suppliant
l’individu de cesser. Celui-ci, sans s’inquiéter de ces cris, répondait en parlant affreusement du nez
que ça de dui faisait bas de bad, et chantait avec ce singulier accent la romance de Fleuve du Tage,
qu’il accompagnait sur la guitare.
Je ne pus supporter la vue de ce spectacle, et je détournai la tête avec horreur, lorsque retirant le
sabre, le troubadour enchifrené fit remarquer qu’il était empreint de sang.
Cependant en y réfléchissant, je compris que cet homme ne pouvait véritablement pas se percer
ainsi impunément le ventre, et qu’il devait y avoir là-dessous un truc que je n’apercevais pas.
Mon amour pour le merveilleux me donna le désir de le connaître; je m’adressai à
l’invulnérable, et, moyennant quelque argent, et la promesse que je n’en ferais pas usage, il me livra
son secret.
Je puis à mon tour le communiquer au public sans avoir besoin d’exiger de lui la même
promesse. Le truc est du reste assez ingénieux.
Le faiseur de tours était très maigre, particularité indispensable pour la réussite du prestige. Il se
serrait fortement le ventre avec une ceinture étroite, et voici ce qui arrivait. La colonne vertébrale ne
pouvant pas fléchir, servait de point d’appui; les intestins seuls pliaient et rentraient à peu près de
moitié. Le saltimbanque remplaçait alors la partie comprimée par un ventre de carton qui le remettait
dans son embonpoint normal, et le tout bien sanglé sous un vêtement de tricot couleur de chair
semblait faire partie du corps. De chaque côté, au-dessus des hanches, deux rosettes de ruban
cachaient les ouvertures par lesquelles devait entrer et sortir la pointe du sabre. A ces ouvertures
aboutissait une sorte de fourreau qui conduisait avec sûreté l’arme d’un bout l’autre. Pour simuler le
sang, une éponge imprégnée de couleur rouge se trouvait au milieu du fourreau. Quant aux couteaux
dans le nez, c’était une réalité. L’invulnérable était très camard, ce qui lui permettait, pour
l’introduction des couteaux, d’élever les cartillages du nez jusqu’à la hauteur des fosses nasales.
J’avais d’assez bonnes qualités physiques pour faire le tour du sabre, mais aucune pour celui des
couteaux. Je n’essayai point le premier, et bien moins encore le second.
Du reste, je me suis amusé moi-même, dans ma jeunesse, à faire deux miracles qui pourront être
utiles aux Aïssaoua, s’ils viennent jamais à en avoir connaissance. Je vais les expliquer ici:
Le pédicure Maous, qui m’avait montré à jongler, m’avait également enseigné un tour très
curieux, qui consiste à se fourrer dans l’oeil droit un petit clou que l’on fait ensuite passer à travers
les chairs dans l’oeil gauche, puis dans la bouche, et enfin revenir dans l’oeil droit.
Que l’on juge à quel point j’avais le feu sacré du sortilége, puisque j’eus le courage de m’exercer
à ce tour, que je trouvais ravissant!
Une circonstance assez désagréable vint cependant m’ôter mes illusions sur l’effet produit par ce
prestige.
J’allais quelquefois passer la soirée chez une dame qui avait deux filles, pour l’amusement
desquelles elle donnait souvent de petites fêtes. Je crus ne pouvoir pas mieux choisir le lieu de ma
première représentation, et je demandai la permission de présenter un talent de société d’un genre
tout nouveau. On y consentit avec plaisir, et l’on fit cercle autour de moi.
—Mesdames, dis-je avec une certaine emphase, je suis invulnérable; pour vous en donner la
preuve, je pourrais me transpercer d’un poignard, d’un couteau ou de tout autre instrument tranchant;
mais je craindrais que la vue du sang ne vous fît une trop grande impression. Je vais vous donner une
autre preuve de mon pouvoir surnaturel. Et j’exécutai mon fameux tour du clou dans l’oeil.
L’effet de cette scène ne fut pas tel que je m’y attendais; l’opération était à peine terminée qu’une
des demoiselles de la maison, sous l’émotion qu’elle éprouva, se trouva mal et tomba sans
connaissance. La soirée fut troublée, comme on le pense bien, et craignant quelques récriminations, je
m’esquivai sans mot dire, jurant qu’on ne me prendrait plus à de semblables exhibitions.
Voici toutefois l’explication du tour:
On peut, sans la moindre sensation douloureuse, introduire dans le coin de l’oeil, près du
réservoir lacrymal, entre la paupière inférieure et le globe, un petit clou cylindrique en plomb ou en
argent, d’une longueur d’un centimètre et demi environ sur deux à trois millimètres de diamètre; et
chose bizarre, une fois ce morceau de métal introduit, on ne s’aperçoit pas le moins du monde de sa
présence. Pour le faire sortir, il suffit de presser avec le bout du doigt en remontant vers le coin de
l’oeil.
Veut-on ajouter du prestige à l’expérience, on s’y prend de la manière suivante:
On met secrètement à l’avance un de ces petits clous dans l’oeil gauche et un autre dans la
bouche. Cette préparation faite, on se présente pour exécuter le tour.
On introduit alors ostensiblement un clou dans l’oeil droit, puis, en pressant sur la chair avec le
bout du doigt, on feint de le faire passer à travers la naissance du nez dans l’oeil gauche, d’où l’on
retire celui qui y a été mis secrètement à l’avance. On remet ensuite ce dernier dans le même oeil, et
en jouant la même comédie, le clou semble passer successivement dans la bouche, d’où l’on sort
celui qui y avait été mis, puis dans l’oeil droit d’où l’on retire celui qui y avait été primitivement
introduit.
Cela fait, on va à l’écart se débarrasser du clou qui reste dans l’oeil gauche.
Mais revenons au dernier tour des Aïssaoua, qui consiste à marcher sur un fer rouge, et à se
passer la langue sur une plaque rougie à blanc.
L’Aïssaoua qui marche sur du fer rouge ne fait rien de surprenant, si l’on considère les conditions
dans lesquelles ce tour est exécuté.
Il passe vivement le talon en glissant sur le fer. Or, les Arabes de basse classe qui marchent tous
sans chaussure, ont le dessous du pied aussi dur que le sabot d’un cheval; cette partie cornée seule
grille sans occasionner la moindre douleur.
Et d’ailleurs, le hasard ne peut-il pas avoir enseigné aux Aïssaoua certaines précautions qui
étaient connues de plus d’un jongleur européen, avant que le docteur Sementini n’en constatât
l’emploi et ne les révélât au public? Ceci nous servira à expliquer de la manière la plus simple le
tour le plus intéressant des prestidigitateurs arabes, celui qu’on regarde comme le plus étonnant, le
plus merveilleux, l’application de la langue sur un fer rouge.
Citons d’abord quelques hauts faits de nos faiseurs de tours, et l’on pourra juger que, même sous
le rapport du merveilleux, les sectaires d’Aïssa sont bien en arrière dans leurs prétendus miracles.
Au mois de février 1677, un Anglais, nommé Richardson, vint à Paris et y donna des
représentations très curieuses, qui prouvaient, disait-il, son incombustibilité.
On le vit faire rôtir un morceau de viande sur sa langue, allumer un charbon dans sa bouche avec
un soufflet, empoigner une barre de fer rouge avec la main ou la tenir entre ses dents.
Le valet de cet Anglais publia le secret de son maître, et on peut le voir dans le Journal des
Savants (1677, première édition, page 41, et deuxième édition, 1860, pages 24, 147, 252).
En 1809, un Espagnol nommé Léonetto, se montra à Paris. Il maniait aussi impunément une barre
de fer rouge, la passait sur ses cheveux, mettait les talons dessus, buvait de l’huile bouillante,
plongeait ses doigts dans du plomb fondu, en mettait un peu sur sa langue, après quoi il portait un fer
rouge sur cet organe.
Cet homme extraordinaire fixa l’attention du professeur Sementini, qui dès lors s’attacha à
l’étudier.
Ce savant remarqua que la langue de l’incombustible était recouverte d’une couche grisâtre; cette
découverte le porta à tenter quelques essais sur lui-même. Il découvrit qu’une friction faite avec une
solution d’alun, évaporée jusqu’à ce qu’elle devînt spongieuse, rendait la peau insensible à l’action
de la chaleur du fer rouge; il frotta de plus avec du savon les parties du corps rendues insensibles, et
elles devinrent inattaquables à ce point que les poils mêmes n’étaient pas brûlés.
Satisfait de ces recherches, le physicien enduisit sa langue de savon et d’une solution d’alun, et le
fer rouge ne lui fit éprouver aucune sensation.
La langue ainsi préparée pouvait recevoir de l’huile bouillante, qui se refroidissait et pouvait
ensuite être avalée.
M. Sementini reconnut également que le plomb fondu dont se servait Leonetto n’était autre que le
métal d’Arcet, fusible à la température de l’eau bouillante[27]. (Voir pour plus de détails la Notice
historique de M. Julia de Fontenelle, page 161, Manuel des Sorciers, Roret.)
On pourrait trouver dans ces manipulations une explication satisfaisante de la prétendue
incombustibilité des Aïssaoua; toutefois, je vais citer encore un fait qui m’est personnel et dont on
tirera cette conséquence, qu’il n’est pas nécessaire d’être inspiré d’Allah ou d’Aïssa pour jouer avec
des métaux incandescents.
Lisant un jour le Cosmos, revue scientifique, j’y vis le compte rendu d’un ouvrage intitulé: Etude
sur les corps à l’état sphéroïdal, par M. Boutigny (d’Evreux). Le rédacteur de ce journal, M. l’abbé
Moigno, citait quelques passages les plus intéressants de l’ouvrage, parmi lesquels était le fait
suivant:
«Cowlet ayant pris l’initiative, nous avons coupé (c’est M. Boutigny qui parle) les jets de fonte
avec les doigts. Nous avons plongé les mains dans les moules et dans les creusets remplis de la fonte
qui venait de couler d’un Wilkinson, et dont le rayonnement était insupportable, même à une grande
distance. Nous avons varié les expériences pendant plus de deux heures. Mme Cowlet, qui y assistait,
permit à sa fille, enfant de huit à dix ans, de mettre la main dans un creuset plein de fonte
incandescente; cet essai fut fait impunément.»
Vu le caractère du savant abbé et celui du célèbre physicien, auteur de l’ouvrage, il n’était pas
permis de douter; cependant, je dois le dire, ce fait me paraissait tellement impossible, que mon
esprit se refusait à l’accepter, et pour croire, ainsi que saint Thomas, je voulais voir.
Je me décidai à aller trouver M. Boutigny; je lui fis part de mon désir de voir une expérience
aussi intéressante, en omettant toutefois d’exprimer le moindre doute sur sa réussite.
Le savant m’accueillit avec bonté, et me proposa de répéter le phénomène devant moi, et de me
faire laver les mains dans de la fonte incandescente.
La proposition était attrayante, scientifiquement parlant; mais, d’un autre côté, j’avais bien
quelques craintes que le lecteur appréciera, je le pense. Il y allait, en cas d’erreur, de la
carbonisation de mes deux mains, pour lesquelles je devais avoir d’autant plus de soins qu’elles
avaient été pour moi des instruments précieux. J’hésitai donc à répondre.
—Est-ce que vous n’avez pas confiance en moi, me dit M. Boutigny?
—Si, Monsieur, si, j’ai beaucoup de confiance, mais…
—Mais…. vous avez peur, avouez-le, interrompit en riant le physicien. Eh bien! pour vous
tranquilliser, je tâterai la température du liquide avant que vous n’y plongiez les mains.
—Et quel est donc à peu près le degré de température de la fonte liquide?
—Seize cents degrés environ.
—Seize cents degrés! m’écriai-je, que cette expérience doit être belle! Je me décide.
Au jour indiqué par M. Boutigny, nous nous rendîmes à la Villette, à la fonderie de M. Davidson,
auquel il avait demandé l’autorisation de faire son expérience.
En entrant dans ce vaste établissement, je fus vivement impressionné. Le bruit infernal produit
par les immenses souffleries; les flammes s’échappant des fourneaux; des laves étincelantes
transportées par de puissantes machines et coulant à flots dans d’immenses creusets; des ouvriers
secs et nerveux, noircis par la fumée et le charbon; tout cet ensemble enfin d’hommes et de choses
présentait un aspect fantastique et solennel.
Le chef d’atelier vint à nous et nous indiqua le fourneau, vers lequel nous devions nous diriger
pour notre expérience.
En attendant qu’on donnât passage au jet de fonte, nous restâmes quelques instants debout et
silencieux près de la fournaise, puis nous entamâmes la conversation suivante qui, certes, n’était pas
propre à me rassurer.
—Il faut que ce soit vous, me dit M. Boutigny, pour que je répète cette expérience que je n’aime
point faire. Je vous avoue que, bien que je sois sûr du résultat, j’éprouve toujours une émotion dont je
ne puis me défendre.
—S’il en est ainsi, répondis-je, allons-nous en; je vous crois sur parole.
—Non, non; je tiens à vous montrer ce curieux phénomène. Ah ça! ajouta le savant physicien,
voyons vos mains.
Il les prit dans les siennes.
—Diable! dit-il, elles sont bien sèches pour notre expérience[28].
—Vous croyez?
—Certainement.
—Alors, c’est dangereux?
—Cela pourrait l’être.
—Dans ce cas, sortons d’ici, dis-je en me dirigeant vers la porte.
—Ce serait maintenant dommage, reprit mon compagnon en me retenant. Tenez, trempez vos
mains dans ce seau d’eau, essuyez-les bien, et votre peau conservera autant d’humidité qu’il est
nécessaire[29].
Il faut savoir que pour la réussite de cette merveilleuse expérience, il n’y a d’autre condition à
observer que celle d’avoir les mains légèrement moites. Je regrette de ne pouvoir donner des
explications sur le principe du phénomène qui se produit dans cette circonstance, car il me faudrait
pour cela de longs chapitres. Je renvoie à l’ouvrage de M. Boutigny. Il suffira de dire que le métal en
fusion est tenu à distance de la peau par une force répulsive, qui lui oppose une barrière
infranchissable.
J’avais à peine terminé d’essuyer mes mains, que sous les coups d’une lourde barre de fer, le
fourneau s’ouvrit et donna passage à un jet de fonte de la grosseur du bras. Des étincelles volèrent de
tous côtés, comme un feu d’artifice.
—Attendons quelques instants, dit M. Boutigny, que la fonte s’épure; il serait peu prudent de faire
notre expérience en ce moment.
Cinq minutes après, la source de feu cessa de bouillonner et de lancer des scories; elle devint
même si limpide et si brillante, qu’elle nous brûlait les yeux à la distance de quelques pas.
Tout-à-coup mon compagnon s’approche vivement du fourneau, enfourche en quelque sorte le jet
métallique, et sans plus de façon, se lave les mains avec de la fonte liquide, comme si c’eût été de
l’eau tiède.
Je ne ferai pas le brave; j’avoue qu’à cet instant le coeur me battait à rompre ma poitrine, et
pourtant lorsque M. Boutigny eut terminé sa fantastique ablution, je m’avançai à mon tour avec une
détermination qui attestait une certaine force de volonté. J’imitai les mouvements de mon professeur;
je barbotai littéralement dans la lave brûlante, et dans la joie que m’inspirait cette merveilleuse
opération, je pris une poignée de fonte que je lançai en l’air, et qui retomba en pluie de feu sur le sol.
L’impression que j’éprouvai en touchant ce fer en fusion ne peut être comparée qu’à celle que
j’aurais ressentie en touchant du velours de soie liquide, si je puis m’exprimer ainsi. C’est, du reste,
un toucher très délicat et très agréable.
Je demande maintenant ce que sont les plaques de fer rouge des Aïssaoua auprès de la haute
température à laquelle mes mains venaient d’être soumises?
Les vieux et les nouveaux miracles des incombustibles se trouvent donc expliqués par
l’expérience du savant physicien qui, lui, n’a aucune prétention aux tours de force, et n’apprécie ces
phénomènes qu’en raison des lois immuables en vertu desquelles ils s’accomplissent.
FIN.