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CHAPITRE XII. La fortune pour lui n’a jamais de caprices. Comment on devient sorcier

  • UN Grec HABILE.
  • SES CONFIDENCES.
  • LE Pigeon COUSU D’OR.
  • TRICHERIES DÉVOILÉES.
  • UN MAGNIFIQUE truc!
  • LE GÉNIE INVENTIF D’UN CONFISEUR.
  • LE PRESTIDIGITATEUR PHILIPPE.
  • SES DEBUTS COMIQUES.
  • DESCRIPTION DE SA SÉANCE.
  • EXPOSITION DE 1844.
  • LE ROI ET SA FAMILLE VISITENT MES AUTOMATES.

Revenu à une certaine aisance, je pus alors me donner quelques distractions, revoir quelques
amis délaissés, et entre autres Antonio, qui n’eut pas le courage de me garder rancune pour l’avoir
abandonné aussi longtemps. Dans nos longues conversations, mon ami ne cessait de m’encourager à
la réalisation des projets que lui-même avait fait naître: je veux parler de mes projets de théâtre, dont
il certifiait d’avance tout le succès.
Sans négliger mes travaux, j’avais repris mes exercices d’escamotage, et je m’étais remis à la
recherche d’escamoteurs. Je voulus voir aussi ces gens adroits qui, faute de pouvoir exercer leurs
talents sur un plus grand théâtre, vont dans les cafés exécuter leurs tours. Il y a là en effet des études
curieuses à faire: ces hommes ont besoin de recourir à des artifices d’autant plus fins, qu’ils ont
affaire à des gens qui ne se font pas faute de chercher à les déjouer. Je rencontrai quelques types
intéressants, dans lesquels je trouvai des sujets d’utiles observations. Pourtant, une petite aventure ne
tarda pas à me faire comprendre que je devais me tenir sur mes gardes, dans le choix des gens adroits
que je recherchais.
Un escamoteur que j’avais jadis rencontré chez le père Roujol, et auquel j’avais rendu un
service, me présenta un jour un nommé D…… C’était un jeune homme de figure agréable et distinguée;
sa mise avait une certaine recherche, et il se présentait avec les manières d’un homme du monde.
—Monsieur, me dit-il en m’abordant, mon ami m’a dit que vous recherchiez toute personne
possédant une certaine adresse. Bien que je ne veuille pas débuter près de vous en m’adressant un
compliment, je vous dirai que, faisant ma profession d’enseigner des tours d’escamotage aux gens du
monde, j’ai pensé pouvoir vous montrer des choses qui vous sont inconnues.
—J’accepte avec empressement votre proposition, répondis-je, mais je vous avertis que je ne
suis point un commençant.
Cette présentation se faisait dans mon cabinet; nous nous assîmes près d’une table sur laquelle je
fis servir quelques rafraîchissements. C’était là, du reste, un piége que je tendais à mon visiteur pour
le rendre plus communicatif.
Je pris un jeu de cartes, et autant pour donner l’exemple à M. le Professeur, que pour lui indiquer
le point de départ de ses leçons, je lui fis voir ma dextérité à faire sauter la coupe, et j’exécutai
différents tours.
J’observais D….., pour juger de l’impression que je faisais sur lui. Après être resté sérieux
pendant quelques instants, il regarda son compagnon en faisant un léger clignement d’oeil dont je ne
compris pas la signification. Je m’arrêtai un moment, et sans vouloir provoquer une explication
directe, je débouchai une bouteille de vin de Bordeaux et lui en versai quelques rasades. J’eus un
plein succès: le vin lui délia la langue, et au milieu d’une conversation qui commençait à tourner à
l’épanchement:
—Il faut, Monsieur Robert-Houdin, me dit-il en mettant son verre à sec et en le présentant sans
façon pour le faire remplir, il faut que je vous fasse un aveu. Sachez donc que j’étais venu ici avec la
conviction que je devais avoir affaire à ce que nous appelons un pigeon. Je m’aperçois qu’il en est
tout autrement, et comme je ne veux pas compromettre mes trucs, qui sont mon gagne-pain, je me
contenterai du plaisir d’avoir fait votre connaissance.
Ces mots, étrangement techniques, me semblèrent un contraste choquant avec les manières
élégantes de mon visiteur. Toutefois, je ne pus me décider à abandonner la partie sans connaître au
moins quelques secrets de ce singulier personnage.
—Monsieur, répondis-je un peu désappointé, j’espère que vous reviendrez sur cette décision, et
que vous ne sortirez pas d’ici sans me montrer à votre tour comment vous maniez les cartes? Vous me
devez bien cela.
A ma grande satisfaction, D…. se ravisa.
—Soit, dit-il en prenant un jeu, mais vous allez voir que nous n’avons pas du tout la même
manière de travailler.
Il me serait difficile en effet de donner un nom à ce qu’il exécuta devant moi. Ce n’était pas à
proprement parler de la prestidigitation; c’étaient des ruses et des finesses d’esprit appliquées aux
cartes, et ces ruses étaient tellement inattendues, qu’il était impossible de n’en être pas dupe. Ce
travail, du reste, n’était que l’exposition de quelques principes dont je connus plus tard l’application.
Tel que ces chanteurs qui commencent par se faire prier, et qui, une fois partis, ne peuvent plus
s’arrêter, D….., entraîné sans doute, et par la sincérité des éloges que je lui prodiguais, et par le
grand nombre de verres de Bordeaux qu’il avait absorbés, me dit avec cet épanchement familier si
commun aux buveurs:
—Voyons, mon cher Monsieur, je veux maintenant vous faire encore une confidence. Je ne suis
point prestidigitateur, j’ai seulement quelques tours que je montre aux amateurs. Ces leçons, vous
devez le comprendre, ne suffiraient pas pour me faire vivre. Je vous dirai donc, ajouta-t-il en vidant
encore une fois son verre et en le tendant de nouveau, comme s’il eût voulu me faire payer sa
confidence, je vous dirai que le soir je vais dans les cercles où j’ai l’adresse de me faire introduire,
et que là, je mets à profit quelques-uns des principes que je vous ai fait connaître tout-à-l’heure.
—Alors, vous donnez des séances?
D…… sourit légèrement et répéta ce clignement d’oeil qu’il avait fait déjà à son camarade.
—Des séances? répondit-il, non, jamais! Ou plutôt, oui, j’en donne, mais à ma façon; je vous
expliquerai cela dans un instant. Je veux d’abord vous amuser, en vous contant comment je parviens à
me faire payer assez généreusement les leçons que je donne à mes amateurs; nous reviendrons après
cela à mes séances.
Vous saurez que, pour des raisons faciles à deviner, je ne donne jamais de leçons qu’à un élève
que je suppose avoir la poche bien garnie. En commençant mes explications, je l’avertis que je le
laisse libre de fixer lui-même le prix du tour que je vais lui montrer, et, pendant ma démonstration, je
m’arrête un instant pour exécuter un petit intermède qui doit plus tard forcer sa générosité.
Je m’approche de mon pigeon, passez-moi le mot.
—Je vous l’ai déjà passé.
—Ah! bien; permettez, lui dis-je, en tirant un des boutons de son habit, voici un moule qui perce
l’étoffe et que vous pourriez perdre.
Je jette en même temps vingt francs sur la table, puis je passe en revue tous ses boutons les uns
après les autres, et de chacun d’eux je feins de faire sortir une pièce d’or.
Je n’ai exécuté ce tour que comme une plaisanterie sans importance; aussi je ramasse mes pièces
en affectant la plus grande indifférence. Je pousse même cette indifférence jusqu’à en laisser comme
par mégarde une ou deux sur la table, mais pour un instant seulement bien entendu.
Je continue ma leçon, et ainsi que je m’y attends, mon élève n’y prête qu’une attention médiocre,
tout préoccupé qu’il est des réflexions que je lui ai habilement suggérées.
Ira-t-il offrir cinq francs à un homme qui semble avoir sa poche pleine d’or? Non, c’est
impossible; le moins qu’il puisse faire, c’est d’augmenter d’une pièce le nombre de celles que je
viens d’étaler sous ses yeux, et cela ne manque jamais d’arriver.
Nouveau Bias, je porte toute ma fortune sur moi. Quelquefois je suis assez riche; alors ma poche
est pleine. Assez souvent aussi, j’en suis réduit à une douzaine de ces charmants jaunets, mais ceuxlà,
je ne m’en dessaisis jamais, car ce sont les instruments avec lesquels je puis m’en procurer
d’autres. Je vous dirai qu’il m’est arrivé de dîner plus que modestement, et même de ne pas dîner du
tout, ayant sur moi ce petit trésor, parce que je me suis fait une loi de ne jamais l’entamer.
—Les séances que vous donnez dans les cercles, dis-je à mon narrateur pour le ramener sur ce
chapitre, doivent être nécessairement plus fructueuses.
—En effet, mais la prudence me défend de les donner aussi souvent que je le voudrais.
—Je ne vous comprends pas.
—Je m’explique. Lorsque je suis dans un cercle, j’y suis en amateur, en fils de famille, et je fais
comme bien des jeunes gens avec lesquels je me trouve, je joue. Seulement, j’ai ma manière de jouer,
qui n’est pas celle de tout le monde, mais il paraît qu’elle n’est pas mauvaise, puisqu’elle me rend
souvent la chance favorable. Vous allez en juger.
Ici mon narrateur s’arrêta pour se rafraîchir, puis, comme s’il se fût agi de la chose du monde la
plus innocente et la plus licite, il me montra divers tours, ou plutôt diverses escroqueries fort
curieuses, et qu’il exécuta avec tant de grâce, d’adresse et de naturel, qu’il eût été impossible de le
prendre en défaut.
Il faut savoir ce que c’est que l’amour d’un art ou d’une science dont on cherche à pénétrer les
mystères, pour comprendre l’effet que me produisirent ces coupables confidences.
Loin d’éprouver de la répulsion, du dégoût même pour cet homme, avec lequel la justice pouvait
avoir d’un jour à l’autre un compte à régler, je l’admirais, j’étais ébahi. La finesse, la perfection de
ses tours m’en faisaient oublier le but blâmable.
Le moment vint enfin où les confidences de mon Grec (car c’en était un) s’épuisèrent; il prit
congé de moi.
D…. m’eut à peine quitté, que le souvenir de ses confidences me revenant à l’esprit, me fit monter
le rouge au visage. J’eus honte de moi-même comme si je m’étais associé à ses coupables
manoeuvres; j’en vins même à me reprocher sévèrement l’admiration dont je n’avais pu me défendre
et les compliments qu’elle m’avait arrachés.
Pour l’acquit de ma conscience, je consignai pour toujours cet homme à ma porte. Précaution
inutile! car jamais depuis je n’entendis parler de lui.
Qui croirait cependant que c’est à la rencontre de D…. et aux communications qu’il m’avait
faites, que je dus plus tard la satisfaction de rendre un service à la société, en démasquant à la justice
une escroquerie dont les plus habiles experts n’avaient pu trouver le mot?
Dans l’année 1849, M. B…., juge d’instruction au tribunal de la Seine, me pria de m’occuper de
l’examen et de la vérification de cent cinquante jeux de cartes, saisis en la possession d’un homme
dont les antécédents étaient loin d’être aussi blancs que ses jeux.
Ces cartes étaient en effet toutes blanches, et cette particularité avait dérouté jusqu’alors les plus
minutieuses investigations. Il était impossible à l’oeil le plus exercé d’y découvrir la moindre
altération, la plus petite marque, et elles semblaient toutes posséder les qualités des jeux du meilleur
aloi.
J’acceptai cette expertise, dans laquelle j’espérais trouver des subtilités d’autant plus fines
qu’elles étaient plus cachées.
Ce n’était qu’après mes séances que je pouvais me livrer à ce travail de recherches. Chaque soir,
avant de me coucher, je m’attablais près d’une excellente lampe, et j’y restais jusqu’à ce que le
sommeil ou le découragement vînt me gagner.
Je passai ainsi près d’une quinzaine de jours, examinant tant avec mes yeux qu’avec une
excellente loupe, la matière, la forme et les imperceptibles nuances de chacune des cartes des cent
cinquante jeux. Je ne pouvais parvenir à rien découvrir, et de guerre lasse, je finis par me ranger de
l’avis des experts qui m’avaient précédé.
—Décidément il n’y a rien à ces jeux, dis-je avec humeur en les jetant, un soir, loin de moi sur la
table.
Tout-à-coup, sur le dos brillant d’une des cartes, et près d’un de ses angles, je crois apercevoir
un point mat qui m’avait échappé jusqu’alors. Je m’en approche; le point disparaît. Mais, chose
étrange! il reparaît à mes yeux dès que j’en suis éloigné.
Quel magnifique truc! m’écriai-je dans l’enthousiasme d’une idée qui me traversait l’esprit (Le
lecteur appréciera, je le pense, le sens de cette exclamation). C’est bien cela! j’y suis! c’est une
marque distinctive.
Et suivant certain principe que D…. m’avait indiqué dans ses confidences, je m’assurai que toutes
les cartes portaient également un point, qui placé à un endroit déterminé en indiquait la nature et la
couleur.
Comprend-on tout l’avantage qu’un Grec pouvait tirer de la possibilité de connaître le jeu de ses
adversaires? D…. avait été surpassé dans cette tricherie, car son point de marque, si fin qu’il fût, ne
disparaissait pas selon le besoin.
Depuis un quart d’heure, je meurs d’envie de communiquer au lecteur un procédé qui certes ne
peut manquer de l’intéresser, mais je suis retenu par l’idée que cette ingénieuse fourberie peut tomber
entre des mains criminelles et faciliter de coupables actions.
Pourtant, il est une vérité incontestable: c’est que pour éviter un danger, il faut le connaître. Or, si
chaque joueur était initié aux stratagèmes de messieurs les escrocs, ces derniers se trouveraient dans
l’impossibilité de s’en servir.
Réflexion faite, je me décide à faire ma communication.
Je viens de dire qu’un seul point placé à certain endroit sur une carte suffisait pour la faire
connaître. Je vais employer une figure pour le démontrer.
Il faut supposer par estimation la carte divisée en huit parties dans le sens vertical et en quatre
dans le sens horizontal, comme dans la figure 1re. Les unes indiqueront la valeur des cartes, les autres
leur couleur. La marque se place au point d’intersection de ces divisions. Voilà tout le procédé;
l’exercice fait le reste.

carte truqué

Quant au procédé à employer pour imprimer le point mystérieux dont j’ai parlé plus haut, on me
permettra de ne pas l’indiquer, car mon but est de signaler une fourberie et non d’enseigner à la faire.
Il suffira de dire que vu de près, ce point se confond avec le blanc de la carte, et qu’à distance, la
réflection de la lumière rend la carte brillante, tandis que la marque seule reste mate.
Au premier abord, il semblera peut-être assez difficile de pouvoir se rendre compte de la
division à laquelle appartient un point isolé sur le dos d’une carte. Cependant, pour peu qu’on veuille
y prêter attention, on pourra juger que celui que j’ai mis pour exemple ne peut appartenir ni à la
seconde ni à la quatrième division verticale, et, par un raisonnement analogue, on comprendra que ce
même point se trouve en regard de la deuxième division horizontale. Il représentera donc une dame
de carreau.
D’après l’explication que je viens de donner, le lecteur, j’en suis sûr, a déjà pris son parti sur les
cartes blanches.
—Puisqu’il peut en être ainsi, se dit-il, je ne jouerai plus qu’avec des cartes tarotées, et
j’éviterai d’être trompé.
Malheureusement, les cartes tarotées prêtent encore plus à l’escroquerie que les autres, et pour le
prouver, je me vois forcé de faire une seconde communication, et peut-être même une troisième.
Supposons un tarot formé de points ou de toutes autres figures rangées symétriquement comme le sont
d’ordinaire ces genres de dessins.
FIGURE 2.

carte truqué2

Le premier point en partant du haut de la carte, à gauche, ainsi que dans l’exemple précédent,
représentera du coeur; le second en descendant, du carreau; le troisième du trèfle; le quatrième du
pique.
Si maintenant, à l’un de ces points, qui sont naturellement placés par le dessin du tarot pour
marquer la couleur de la carte, on ajoute un autre petit point à l’un des huit endroits que l’on peut se
figurer sur sa circonférence, on désignera la nature de la carte.
Ainsi on représentera, au point culminant, un as, en tournant à droite un roi, le troisième sera une
dame, le quatrième un valet et ainsi de suite en suivant pour le dix, le neuf, le huit et le sept.
Il est bien entendu qu’il ne faut qu’un seul point comme dans la figure 2, où celui qui est joint au
troisième point ou couleur, représentera un huit de trèfle.
Il y a bien encore d’autres combinaisons, mais celles-là sont aussi difficiles à expliquer qu’à
comprendre. Ainsi par exemple, j’ai eu à expertiser des cartes tarotées où il n’y avait véritablement
aucune marque; seulement les dessins du tarot étaient plus ou moins attaqués par la coupe de la carte
et cette simple particularité les désignait toutes.
Il y a aussi les cartes sur le bord desquelles le Grec en jouant fait avec son ongle un léger morfil
qu’il peut reconnaître au passage. S’il joue à l’écarté, ce sont les rois qu’il a marqués ainsi, et
lorsqu’en donnant les cartes ces dernières se présentent sous sa main, il peut, par un tour familier à
l’escamotage, les laisser sur le jeu et donner à la place la carte suivante. Cette substitution peut se
faire si habilement qu’il est impossible d’y rien voir. Enfin, j’ai vu des gens dont la vue était si
habilement exercée, qu’après avoir joué deux ou trois parties avec le même jeu, ils pouvaient
reconnaître toutes les cartes.
Pour revenir aux cartes frelatées, on se demandera comment on peut changer les jeux, puisque
dans les cercles et dans les maisons où l’on joue, les paquets ne sont décachetés qu’au
commencement de la partie.
Eh! mon Dieu, c’est encore bien simple.
On s’informe du marchand de cartes où ces maisons se fournissent. On lui fait d’abord quelques
petits achats pour lier connaissance; on y retourne plusieurs fois pour le même motif; puis un beau
jour, on se dit chargé par un ami d’acheter une douzaine de sixains ou plus ou moins selon
l’importance du magasin.
Le lendemain, sous prétexte que les jeux ne sont pas de la couleur qui a été demandée, on les
rapporte.
Les paquets sont encore cachetés, le marchand, plein de confiance, les échange contre d’autres.
Mais le grec a passé la nuit à décacheter les bandes et à les recacheter par un procédé connu en
escamotage; les cartes ont toutes été marquées et remises en ordre; le marchand les a maintenant dans
son magasin; le tour est fait; on les attend à domicile.
Toutes ces supercheries certes sont fort redoutables; eh bien! il y en a une bien plus redoutable
encore, c’est la télégraphie imperceptible. On en jugera, lorsque je dirai que sans la moindre
apparence de communication, le Grec peut parfaitement recevoir d’un compère, par des principes
analogues à ceux de ma seconde vue, l’annonce du jeu de son adversaire.
J’aurais certainement beaucoup d’autres trucs à signaler, mais je m’arrête. Je crois en avoir
assez dit sur les escrocs et leurs tricheries pour engager tout joueur à ne tenir les cartes que vis-à-vis
de personnes dont la probité ne peut être mise en doute.
Maintenant, autant pour faire oublier les détails quelque peu compromettants que je viens de
donner, que pour reposer mon esprit de descriptions qui, j’en suis certain, ont dû paraître beaucoup
plus courtes au lecteur qu’à moi-même, je vais revenir à la prestidigitation proprement dite, en
donnant une notice biographique sur un physicien-sorcier-magicien-prestidigitateur, dont le succès
dans Paris fut, vers cette époque, des plus éclatants.

 

philippe-le-magicien-31f73
Philippe Talon, originaire d’Alais, près Nîmes, après avoir exercé la douce profession de
confiseur à Paris, s’était vu forcé, par suite d’insuccès, de quitter la France.
Londres, ce pays de Cocagne, cet Eldorado en perspective, était à deux pas; notre industriel s’y
rendit et ne tarda pas à fonder un nouvel établissement dans la capitale des Trois-Royaumes-Unis.
Le confiseur français avait bien des chances de réussite. Outre que les Anglais sont très friands
de chatteries, on sait que la confiserie française a eu, de tout temps, chez les enfants d’Albion, une
renommée qui ne peut être comparée qu’à celle dont a joui jadis en France le véritable cirage
anglais.
Néanmoins, malgré ces avantages, il paraît que de nouvelles amertumes se glissèrent bientôt dans
son commerce; les brouillards de la Tamise, d’autres disent des spéculations trop hasardeuses,
vinrent fondre les fragiles marchandises du nouveau magasin et les mirent en déconfiture.
Talon plia bagage une seconde fois et quitta Londres pour aller à Aberdeen demander
l’hospitalité aux montagnards écossais, auxquels en échange il proposa ses séduisantes sucreries.
Malheureusement, les Ecossais d’Aberdeen, fort différents des montagnards de la Dame
Blanche, ne portent ni bas de soie ni souliers vernis, et font très peu d’usage des pâtes de jujube et
des petits fours. Aussi le nouvel établissement n’eût pas tardé à subir le sort des deux autres, si le
génie inventif de Talon n’avait trouvé une issue à cette position précaire.
Le confiseur pensa avec raison que pour vendre une marchandise, il est bon qu’elle soit connue,
et que, pour qu’elle soit connue, il faut s’occuper de la faire connaître.
Fort de ce judicieux raisonnement, Talon sut bien forcer les Aberdeenois à manger ses bonbons,
après toutefois les leur avoir fait payer.
A cette époque, il y avait à Aberdeen une troupe de comédiens qui se trouvaient dans la position
des sucreries de Talon: ces artistes étaient incompris et peu goûtés.
En vain le directeur avait-il monté une pantomime à grand renfort de changements à vue et de
transformations; le public était resté sourd à ses appels réitérés.
Un beau jour, Talon se présente chez l’impresario écossais:
«Monsieur, lui dit-il sans autre préambule, je viens vous faire une proposition qui, si elle est
acceptée, remplira votre salle, j’en ai la conviction.
—Expliquez-vous, Monsieur, dit le directeur affriandé, mais peu confiant dans une promesse
qu’il avait de bonnes raisons de croire difficile à réaliser.
—Il s’agit simplement, poursuivit Talon, de joindre à l’attrait de votre spectacle l’annonce d’une
loterie dont je ferai tous les frais. Voici quelle en sera l’organisation: chaque spectateur en entrant
paiera en sus du prix de sa place la somme de six pences (60 centimes), qui lui donneront droit à:
1º Un cornet de bonbons assortis;
2º Un numéro de loterie, avec lequel il pourra gagner le gros lot, représenté par un magnifique
bonbon monté de la valeur de cinq livres (125 francs).
Talon promit en outre un divertissement nouveau, dont il confia le secret avec recommandation de
ne pas le divulguer.
Ces propositions ayant été agréées, on mit sur le tapis la question d’intérêt. Le marchand de
sucreries n’avait aucune raison de tenir la dragée haute au directeur; le marché fut donc promptement
conclu.
L’intelligent Talon ne s’était point trompé; le public, alléché par l’appât des bonbons, par l’attrait
de la pantomime et par une surprise qu’on lui promettait, accourut en foule, et remplit la salle.
La loterie fut tirée; le gros lot fit un heureux, et les douze ou quinze cents autres spectateurs,
munis de leurs cornets de bonbons, se consolèrent de leur déception en se faisant entre eux des
échanges de douceurs.
Dans d’aussi heureuses dispositions, la pantomime fut trouvée charmante.
Cependant cette pièce tirait à sa fin et l’on n’avait encore d’autre surprise que celle de ne pas
l’avoir encore vu arriver, lorsque tout à coup, à la fin d’un ballet, les danseurs s’étant rangés en
cercle comme pour l’apparition d’un premier sujet, un bruit aigu se fait entendre, et un superbe
polichinelle, riant de sa voix aigre et chevrotante, s’élance d’un bond sur le devant de la scène et fait
un magnifique écart.
C’était Talon, revêtu des deux bosses de coton et de l’habit pailleté.
Notre nouvel artiste s’acquitta avec un rare talent de la danse excentrique de Polichinelle et fut
couvert de bravos.
Pour remercier le public de son bienveillant accueil, le danseur essaya une révérence dans
l’esprit de son rôle, mais il la fit si malheureusement, que le pauvre Polichinelle tomba violemment
sur le côté sans pouvoir se relever.
On s’approche en toute hâte, on soutient le blessé. Il se remet un peu; il veut parler; on écoute; il
se plaint d’une côte cassée et demande avec instance des pilules de Morisson[11]. On se rend à ses
désirs et un domestique se hâte d’apporter des pilules d’une grosseur exagérée.
Le public, qui jusque-là compatissait à la douleur de Polichinelle et se tenait dans un silencieux
attendrissement, commence à flairer une plaisanterie. Il sourit d’abord, puis rit aux éclats, lorsque le
malade prenant une des pilules, l’escamote habilement en feignant de l’avaler tout d’un trait. Une
seconde suit la première, et la demi-douzaine ayant pris la même route, Polichinelle se trouva tout à
fait remis, salua gracieusement et fit sa retraite au lieu de bruyants hurrahs.
Philippe venait de faire sa première séance: le confiseur avait troqué le bâton de sucre d’orge
pour celui de magicien.
Cette scène burlesque eut un succès fou. Les recettes qu’elle fit faire, chaque soir, vinrent
réconforter la situation financière du directeur et de son habile associé, de sorte que le marchand de
bonbons, qui avait liquidé son fonds de boutique dans ses représentations, n’eut plus qu’à fermer la
porte. Il partit pour donner dans d’autres villes des représentations de son nouveau talent.
Où le nouveau magicien avait-il puisé les éléments de son art? Je l’ignore. Il est probable (c’est
toujours avec des probabilités que se comblent les lacunes de l’histoire), il est probable que Talon
avait appris l’escamotage comme la danse de Polichinelle, pour sa satisfaction personnelle et le
plaisir de ses amis. Ce qu’il y a de certain, c’est que la séance qu’il donna devant les naïfs
spectateurs d’Aberdeen ne fut pas de première force, et que c’est à la suite de ces premiers succès
qu’il se perfectionna dans l’art auquel il dut plus tard sa réputation.
Abdiquant désormais les sucreries, le vêtement de Polichinelle et la pratique[12], Philippe (c’est
ainsi que s’appela dès lors le prestidigitateur) parcourut les provinces d’Angleterre en donnant
d’abord de très modestes représentations. Puis son répertoire s’étant successivement augmenté d’un
certain nombre de tours pris çà et là aux escamoteurs de cette époque, il attaqua les grandes villes et
vint à Glascow, où il se fit construire une baraque en bois pour y donner des représentations.
Pendant la construction de son temple de magie, Philippe distingua, parmi les ouvriers
menuisiers employés à cet ouvrage, un jeune garçon de bonne mine qui lui sembla doué d’une
intelligence toute particulière; il voulut l’attacher à ses entreprises théâtrales et le faire paraître en
scène comme aide magicien.
Macalister (c’était le nom du jeune menuisier) avait inné en lui le génie des trucs et des ficelles;
il n’eut à faire aucun apprentissage dans cet art mystérieux, et comprenant tout de suite les finesses de
l’escamotage, il composa quelques tours qui lui méritèrent les éloges de son maître.
Depuis ce moment, soit par suite du concours de Macalister, soit pour toute autre cause, tout
sembla réussir à Philippe, qui se mit à travailler en grand, c’est-à-dire qu’il abandonna les baraques
pour la scène plus noble du théâtre des grandes villes.
Après avoir longtemps voyagé dans l’Angleterre, il passa en Irlande et donna des représentations
à Dublin. Ce fut dans cette ville qu’il fit l’acquisition de deux tours auxquels il dut plus tard un
véritable succès.
Trois Chinois, venus en France pour y présenter divers exercices très surprenants, avaient essayé
de donner à Paris quelques représentations qui, faute d’une publicité convenable, n’eurent d’autre
résultat que de brouiller les trois habitants du Céleste-Empire. En France aussi bien qu’en Chine,
lorsqu’il n’y a pas de foin au râtelier, les chevaux se battent, dit-on; nos trois jongleurs n’en étaient
pas arrivés à cette extrémité, mais ils s’étaient séparés. L’un d’eux s’en alla à Dublin, et ce fut là que,
sur la demande de Philippe, il lui enseigna le tour des poissons ainsi que celui des anneaux.
Le premier de ces trucs une fois acquis, Philippe se trouva très embarrassé, il lui fallait une robe
pour son exécution.
Prendre un costume de Chinois eût été chose plus que pittoresque, l’ex-confiseur n’ayant dans la
physionomie aucun des caractères d’un mandarin. Il ne fallait pas non plus songer à une robe de
chambre. Si riche qu’elle eût été, la séance de magie eût pris un caractère de sans-façon que le public
n’aurait pas toléré.
Philippe sut se tirer de cette difficulté: il s’habilla en magicien. C’était une innovation hardie,
car, jamais jusqu’alors, un escamoteur n’avait osé endosser la responsabilité d’un tel costume.
Possesseur de ces deux nouveaux tours, Philippe conçut le projet de revoir son ingrate patrie et
de se réconcilier avec elle en lui présentant les résultats de ses travaux. Il vint donc à Paris dans l’été
de l’année 1841 et donna des représentations dans la salle Montesquieu.
Le tour des poissons, celui des anneaux, un brillant costume de magicien, un superbe bonnet
pointu, une séance bien organisée et convenablement présentée, attirèrent chez lui grand nombre de
spectateurs, parmi lesquels le hasard conduisit le directeur d’un des théâtres de Vienne.
L’Autrichien, enchanté de la représentation, proposa, séance tenante, au prestidigitateur, un
engagement à participation de recette.
Philippe accepta d’autant plus volontiers que, pendant la saison pour laquelle il s’engageait, la
salle Montesquieu était réservée pour des bals publics. D’un autre côté, cet engagement lui donnait le
temps de faire construire un théâtre dans lequel il pourrait à son retour continuer tranquillement le
cours de ses représentations.

Dans le service de l’Autriche,
Le militaire n’est pas riche:

a dit l’auteur du Châlet, et pour ce motif d’opéra, ainsi que pour d’autres encore, notre voyageur
n’était pas sans éprouver de vives inquiétudes à l’endroit de ses futures recettes. Il ignorait sans
doute que l’Autriche ne devait cette mauvaise réputation qu’à l’exigence de la versification française,
et que cette rime riche arrivant après une négation indispensable à la structure du vers, avait tout
naturellement rendu pauvre le militaire de l’Autriche.
L’artiste ne tarda pas du reste à être tranquillisé; il reconnut que la capitale de cette nation
calomniée de par les règles de la poésie, valait mieux que sa réputation; il en rapporta pour preuve
nombre de thalers, avec lesquels il paya les frais de construction d’un théâtre que, pendant son
absence, on lui avait élevé au bazar Bonne-Nouvelle.
Philippe avait encore recruté dans sa route quelques nouveautés. Il apportait avec lui plusieurs
automates qu’il devait montrer dans ses représentations.
L’ouverture de la salle Bonne-Nouvelle fit sensation dans Paris; on vint en foule voir ce fameux
truc des poissons, auquel les spectateurs de la salle Montesquieu avaient déjà fait une réputation
méritée.
Que le lecteur veuille bien entrer avec moi dans le palais des prestiges (c’est ainsi que s’appelait
ce nouveau temple de magie), je le ferai assister à quelques-unes des expériences du magicien.
Le palais des prestiges n’était point un monument, ainsi que pouvait le faire supposer son titre;
mais lorsqu’on était arrivé au bout de la galerie du premier étage du bazar Bonne-Nouvelle, on
passait sous une porte de couloir et l’on était tout étonné de se trouver dans une salle fort
convenablement distribuée pour ce genre de spectacle. Il y avait des stalles, un parterre, un rang de
galeries et un amphithéâtre. La décoration en était proprette et élégante, et par dessus tout, on y était
confortablement assis.
Un orchestre, composé de six musiciens d’un talent contestable, exécutait une symphonie avec
accompagnement de mélophone, sorte d’accordéon récemment inventé par un nommé Lecler, chargé
de la direction musicale du palais.
Le rideau se lève.
Au grand étonnement des spectateurs, la scène est plongée dans la plus profonde obscurité.
Un monsieur, tout de noir habillé, sort d’une porte latérale et s’avance vers nous. C’est Philippe;
je le reconnais à son accent voilé et quelque peu teinté de provençal. Tous les autres spectateurs le
prennent pour le régisseur; on est interdit; on craint une annonce d’autant plus fâcheuse, que ce
monsieur porte le pistolet au poing.
L’incertitude est bientôt dissipée; Philippe se fait connaître. Il annonce qu’il se trouve en retard
pour ses préparatifs, mais que, pour ne pas faire attendre tout le temps nécessaire à l’éclairage de son
laboratoire, il va, d’un coup de pistolet, allumer les innombrables bougies dont la salle est ornée.
Bien que l’arme à feu ne soit pas nécessaire à l’expérience, et qu’elle n’ait d’autre but que de
jeter de la poudre aux yeux des spectateurs, les bougies se trouvent subitement enflammées au bruit
de la détonation.
On bat des mains de toutes parts, et c’est justice, car ce truc est saisissant de surprise. Si
applaudi qu’il soit cependant, il ne l’est jamais autant qu’il le mérite en raison du temps qu’exige sa
préparation et des mortelles angoisses qu’il cause à l’opérateur.
En effet, ainsi que toutes les expériences où l’électricité statique joue le principal rôle, cette
magique inflammation n’est pas infaillible. Lorsque ce malheur arrive, la position de l’opérateur se
trouve d’autant plus embarrassante que le phénomène a été annoncé comme une oeuvre de magie. Or,
un magicien doit être tout-puissant, et s’il n’en est pas ainsi, il doit éviter à tout prix ces fiasco qui lui
font perdre aux yeux du public le prestige de son omnipotence.
La scène une fois éclairée, Philippe commençait sa séance. La première partie, composée de
tours d’un médiocre intérêt, était rehaussée par la présentation de quelques curieux automates, tels
que:
Le Cosaque, que l’on eût pu aussi bien appeler le Grimacier, pour les contorsions comiques
auxquelles il se livrait. C’était du reste un très habile escamoteur que ce cosaque, car il faisait passer
adroitement dans ses poches divers bijoux que son maître avait empruntés à des spectateurs;
Le Paon magique, faisant entendre son ramage anti-mélodieux, étalant son somptueux plumage et
mangeant dans la main;
Et enfin un Arlequin semblable à celui que possédait Torrini.
Après la première partie de la représentation, le rideau se baissait pour les préparatifs d’une
séance que le programme indiquait sous le titre de: Une fête dans un palais de Nankin. Titre
attrayant pour les marchands de cette étoffe, mais qui n’avait été choisi, sans doute, que pour rappeler
au spectateur le tour chinois qui devait couronner la séance.
A cette seconde apparition, la scène était entièrement transformée; les tapis de tables, assez
modestes d’abord, avaient été remplacés par des brocarts étincelants de dorures et de pierres
précieuses (vues de loin). Les bougies, déjà si nombreuses, s’étaient encore multipliées et donnaient
au théâtre l’aspect d’une fournaise ardente, véritable demeure d’un suppôt du diable.
Le magicien paraissait. Il était revêtu d’un riche costume que, dans son admiration, le public
estimait d’un prix à épuiser les richesses de Golconde.
La Fête de Nankin commençait par le tour des anneaux, venant des Chinois.
Philippe prenait légèrement entre ses doigts des anneaux de fer qui avaient vingt centimètres
environ de diamètre, et, sans que le public pût s’expliquer comment, il les faisait entrer les uns dans
les autres et en formait des chaînes et des faisceaux inextricables. Puis tout à coup, quand on croyait
qu’il lui serait impossible de débrouiller son ouvrage, il l’effleurait du souffle, et les anneaux se
séparant, tombaient à ses pieds.
Ce tour produisait une illusion charmante.
Celui qui lui succédait, et que je n’ai pas vu faire par d’autres que par Philippe, ne lui cédait pas
en intérêt.
Macalister, le menuisier écossais, qui servait en scène sous la figure d’un nègre nommé
Domingo, apportait sur une table deux pains de sucre encore garnis de cet affreux papier que
l’épicier vend dans son commerce aux prix des denrées coloniales.
Philippe empruntait une douzaine de foulards (non pas des foulards de compères); il les mettait
dans un large canon de fusil, et lorsqu’on lui avait désigné un des deux pains de sucre, il faisait feu
dessus. Il le cassait ensuite à coup de hache, et tous les foulards s’y trouvaient réunis.
Venait ensuite le Chapeau de Fortunatus.
Philippe, après avoir fait sortir de ce chapeau, qui n’était autre que celui d’un spectateur, une
innombrable quantité d’objets, en retirait enfin des plumes de quoi garnir au moins un lit édredon.
Mais ce qui amusait et faisait surtout rire dans ce tour, c’était un enfant, que le prestidigitateur avait
fait mettre à genoux au-dessous de cette singulière avalanche, et qui s’y trouvait complètement
enseveli.
Un autre tour à effet était celui de la Cuisine de Parafaragaramus[13].
Sur l’invitation de Philippe, deux écoliers montaient près de lui sur la scène. Il les habillait
aussitôt, l’un en marmiton, l’autre en cuisinière de bonne maison. Ainsi affublés, les deux jeunes
cordons bleus subissaient toutes sortes de plaisanteries et de mystifications (c’était de l’école
Castelli).
L’escamoteur passait ensuite à l’exécution du tour. A cet effet, il suspendait à un trépied un
énorme chaudron de cuivre entièrement plein d’eau, et il ordonnait aux deux cuisiniers d’y mettre des
pigeons morts, un assortiment de légumes et force assaisonnements. Alors il chauffait le dessous du
récipient avec une flamme d’esprit de vin et prononçait quelques paroles sacramentelles. A sa voix,
les pigeons, redevenus vivants, prenaient leur volée en s’échappant de la chaudière. L’eau, les
légumes et les assaisonnements avaient complétement disparu.
Philippe terminait ordinairement ses soirées par le fameux tour chinois, qu’il appelait
pompeusement les Bassins de Neptune ou les Poissons d’or.
Le magicien, revêtu de son brillant costume, montait sur une espèce de table basse qui l’isolait du
parquet. Après quelques évolutions pour prouver qu’il n’avait rien sur lui, il jetait un châle à ses
pieds, et lorsqu’il le relevait, on voyait apparaître un bassin de cristal rempli d’eau, dans lequel se
jouaient des poissons rouges.
Cet exercice se recommençait trois fois avec le même résultat.
Voulant enchérir sur ses confrères du Céleste-Empire, le prestidigitateur français avait ajouté à
leur tour une variante qui terminait gaiement la séance. En jetant une dernière fois le châle à terre, il
en faisait sortir plusieurs animaux, tels que lapins, canards, poulets, etc.
Ce truc était exécuté, sinon gracieusement, du moins de manière à exciter une vive admiration
parmi les spectateurs.
En général, Philippe était très amusant dans ses soirées. Ses expériences étaient exécutées avec
beaucoup de conscience, d’adresse et d’entrain, et je n’hésite pas à dire que le prestidigitateur du
bazar Bonne-Nouvelle pouvait passer alors pour un des meilleurs de l’époque.
Philippe quitta Paris, l’année suivante, et continua depuis à donner ses séances à l’étranger ou
dans les provinces de la France.
Les succès de Philippe n’auraient pas manqué de raviver encore mon désir de hâter la réalisation
de mes projets de théâtre, si à cette époque un malheur ne fût venu me jeter dans un profond
découragement. Je perdis ma femme.
Resté seul avec trois enfants en bas-âge, il me fallut, si inhabile que je fusse aux soins du
ménage, en surveiller la direction. Aussi, au bout de deux ans, volé par les uns, trompé par les autres,
j’avais perdu peu à peu l’aisance que mon travail avait apporté dans ma maison, et je marchais à ma
ruine.
Poussé par les exigences de ma position, je songeai à me refaire un intérieur: je me remariai.
J’aurai tant de fois l’occasion de parler de ma nouvelle épouse, que je me dispenserai pour le
moment de lui rendre le tribut d’éloges qui lui sont si bien dus. D’ailleurs je ne suis pas fâché
d’abréger ces détails d’intérieur, qui, très importants dans ma vie, ne sont dans ce récit que d’un bien
faible intérêt.

exposition
L’exposition de 1844 allait avoir lieu; je demandai et j’obtins l’autorisation d’y présenter les
objets de ma fabrication. L’emplacement que l’on m’assigna, situé en face de la porte d’honneur, fut
sans contredit un des plus beaux de la salle.
Je fis ériger un gradin circulaire, sur lequel je mis un spécimen de toutes les pièces mécaniques
que j’avais exécutées jusqu’alors. Dans le nombre figurait en première ligne mon écrivain, que M.
G…. avait bien voulu me confier pour cette circonstance.
J’eus, je puis le dire, les honneurs de l’exposition. Mes produits étaient constamment entourés
d’une foule de spectateurs d’autant plus empressés, que le divertissement auquel ils assistaient se
donnait gratis.

louis_philippe

Louis-Philippe 1773-1850

Louis-Philippe faisait des visites journalières au Palais de l’Industrie, et mes automates lui
avaient été signalés comme méritant son attention. Il témoigna le désir de les voir, et me fit annoncer
sa visite, vingt-quatre heures à l’avance. J’eus donc le temps nécessaire pour mettre tout en ordre.
Le Roi arriva tenant le Comte de Paris par la main. Je me plaçai à sa gauche pour lui donner
l’explication de mes différentes pièces. La Duchesse d’Orléans était près de moi; les autres membres
de la famille royale formaient cercle autour de Sa Majesté. La foule, maintenue par les gardiens du Palais et les agents de police, laissait un vide autour de mon exposition.
Le Roi fut d’une humeur charmante et sembla prendre plaisir à tout ce que je lui présentai. Il
m’interrogeait souvent, et ne manquait aucune occasion de faire valoir son excellent jugement.
Pour terminer la séance, on s’était arrêté devant mon écrivain.
Cet automate, on doit se le rappeler, écrivait ou dessinait, suivant la question qui lui était posée.
Le Roi lui fit cette demande:
Combien Paris renferme-t-il d’habitants?
L’écrivain leva la main gauche qu’il tenait appuyée sur son bureau, comme pour indiquer qu’il
fallait lui remettre une feuille de papier. Quand il l’eut reçue, il écrivit très distinctement:
Paris contient 998,964 habitants.
Le papier passa des mains du roi dans celles de sa famille, et chacun se plut à reconnaître la
perfection des caractères; mais je vis que Louis-Philippe avait une critique à me faire; son sourire
plein de finesse l’annonçait assez. Aussi ne fus-je point surpris, lorsque me montrant le papier qui lui
était revenu:
—Monsieur Robert-Houdin, me dit-il, vous n’avez peut-être pas réfléchi que ce chiffre ne se
trouvera pas d’accord avec le nouveau recensement, que l’on est sur le point de terminer.
Contre mon attente, je me sentais à mon aise devant ces illustres visiteurs.
—Sire, répondis-je avec assez d’assurance pour un homme peu habitué à se trouver en face d’une
tête couronnée, j’espère qu’à cette époque mon automate sera devenu assez intelligent pour faire des
corrections, s’il y a lieu.
Le Roi parut satisfait de ma réponse.
Je profitai de cette bonne disposition pour lui faire connaître que mon Ecrivain Dessinateur était
également poète, et j’expliquai que l’on pouvait lui proposer, sous forme de demande, un quatrain
incomplet, qu’il achèverait par le mot répondant à la question contenue dans les trois premiers vers.
Le Roi choisit celui-ci:

Lorsque dans le malheur, accablé de souffrance,
Abandonné de tous, l’homme va succomber,
Quel est l’ange divin qui vient le consoler?
C’est…..

L’espérance, ajouta l’écrivain sur la quatrième ligne, complétant ainsi le quatrain.
—C’est vraiment charmant, me dit le Roi. Mais, Monsieur Robert-Houdin, ajouta-t-il à demivoix
et d’un ton confidentiel: pour faire un poète de votre écrivain, vous lui avez donc donné de
l’instruction?
—Oui, Sire, selon mes faibles moyens.
—Alors mon compliment s’adresse au maître plus encore qu’à l’élève.
Je m’inclinais pour remercier le Roi, autant pour son compliment que pour la manière délicate
dont il m’avait été adressé.
—Dites-moi, maintenant, Monsieur Robert-Houdin, reprit Louis-Philippe, je vois, d’après la
notice placée au bas de cet automate, qu’il joint à son double talent d’écrivain et de poète celui de
dessinateur. S’il en est ainsi, voyons, fit-il en s’adressant au Comte de Paris, choisissez vous-même
le sujet d’un dessin.
Pensant être agréable au Prince, j’eus recours à l’escamotage pour influencer sa décision, et
grâce à ce stratagème, il choisit une couronne.
L’automate commença à tracer les contours de cet ornement royal avec la plus rare perfection, et
chacun suivait ce travail avec intérêt, lorsqu’à mon grand désappointement, le crayon du dessinateur,
venant à se casser, la couronne ne put être achevée.
Désolé de ce contre-temps, je veux faire recommencer; le roi me remerciant, m’en empêcha.
—Puisque vous savez dessiner, dit-il au Comte de Paris, vous achèverez vous-même cet ouvrage.
Cette séance, outre qu’elle fut le prélude du bienveillant intérêt que me témoigna plus tard la
famille d’Orléans, eut peut-être quelqu’influence sur la décision du jury, qui, j’aime à le croire,
obéissant aussi à sa propre conscience, m’accorda une médaille d’argent.