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CHAPITRE II.

  • UN BADAUD DE PROVINCE.
  • LE DOCTEUR CARLOSBACH, ESCAMOTEUR ET PROFESSEUR DE MYSTIFICATION.
  • LE SAC AU SABLE, LE COUP DE L’ÉTRIER.
  • JE SUIS CLERC DE NOTAIRE, LES MINUTES ME PARAISSENT BIEN LONGUES.
  • UN PETIT AUTOMATE.
  • PROTESTATION RESPECTUEUSE.
  • JE MONTE EN GRADE DANS LA BASOCHE.
  • UNE MACHINE DE LA FORCE… D’UN PORTIER.
  • LES CANARIS ACROBATES.
  • REMONTRANCES DE ME ROGER.
  • MON PÈRE SE DÉCIDE À ME LAISSER SUIVRE MA VOCATION.

 

escamoteur

Dans le récit que je viens de faire, on n’a trouvé que des événements simples et peu dignes peut être d’un homme qui, souvent, a passé pour un sorcier; mais patience, lecteur, encore quelques pages d’introduction à ma vie d’artiste, et bientôt ce que vous cherchez dans ce livre va se dérouler à vos yeux; vous saurez comment se fait un magicien et vous apprendrez que l’arbre où se cueille cette
baguette magique qui enfantait mes prétendus prodiges, n’est autre qu’un travail opiniâtre,
persévérant et longtemps arrosé de mes sueurs; bientôt aussi, en vous rendant témoin de mes travaux et de mes veilles, vous pourrez apprécier ce que coûte une réputation dans mon art mystérieux.
Au sortir du collége, je savourai d’abord toutes les joies d’une liberté dont j’avais été privé
depuis tant d’années. Pouvoir aller à droite ou à gauche, parler ou se taire au gré de ses désirs, se
lever tôt ou tard selon ses inspirations, n’est-ce pas pour un écolier le paradis sur terre?
J’usais largement de ces ineffables plaisirs; ainsi, le matin, quoique j’eusse conservé l’habitude
de m’éveiller à cinq heures, dès que la pendule m’indiquait ce moment, autrefois si terrible, je me
mettais à rire aux éclats, en accompagnant cet accès de gaité maligne d’un monologue animé, sorte de défi jeté à d’invisibles surveillants; puis, satisfait de cette petite vengeance rétroactive, je me rendormais jusqu’à l’heure du déjeuner. Après le repas, je sortais sans autre but que celui de faire ce que j’appelais une bonne flânerie.
Je fréquentais de préférence les promenades publiques, car j’avais plus de chances que partout
ailleurs d’y trouver quelques distractions pour occuper mes loisirs; aussi ne se passait-il aucun
événement dont je ne fusse le témoin. J’étais en un mot le badaud personnifié, la gazette vivante de ma ville natale.
La plupart de ces événements présentaient en eux-mêmes un bien faible intérêt; pourtant un jour
j’assistai à une petite scène qui laissa dans mon esprit de profonds souvenirs.
Une après dînée, comme j’étais à me promener sur le mail qui borde la Loire, plongé dans les
réflexions que me suggéraient la chute des feuilles et leurs tourbillons soulevés par une bise
d’automne, je fus tiré de cette douce rêverie par le son éclatant d’une trompette très habilement embouchée.
Je laisse à penser si je fus le dernier à me rendre à l’appel de cette éclatante mélodie.
Quelques promeneurs, affriandés comme moi par le talent de l’artiste mélomane, vinrent
également former cercle autour de lui.
C’était un grand gaillard, à l’oeil vif, au teint basané, aux cheveux longs et crépus, portant le poing sur la hanche et la tête élevée. Son costume, quoique d’une composition assez burlesque, était néanmoins propre et annonçait un homme pouvant avoir, comme diraient les gens de sa profession, du foin dans ses bottes. Il portait une redingote marron, surmontée d’un petit collet de même couleur et garnie de larges brandebourgs en argent; autour de son cou, négligemment posée, s’enroulait une cravate de soie noire. Les deux extrémités en étaient réunies par une bague ornée d’un diamant qui eût pu enrichir un millionnaire, si cette pierre n’eût eu le malheur de s’appeler strass. Son pantalon noir était largement étoffé; il n’avait point de gilet, mais en revanche, un linge très blanc, sur lequel s’étalait une énorme chaîne en chrysocale, avec une collection de breloques dont le son métallique se faisait entendre à chaque mouvement du musicien.
J’eus tout le temps de faire ces observations, car mon homme ne trouvant pas sans doute son assistance assez nombreuse pour mériter l’honneur d’une séance, fit durer son prélude musical au moins un quart-d’heure; enfin le cercle s’étant insensiblement agrandi, la trompette cessa de se faire entendre.
L’artiste posa son instrument à terre, fit gravement le tour de l’assemblée, en exhortant chacun à reculer un peu; puis, s’arrêtant, il passa la main dans ses longs cheveux et sembla se recueillir dans une aspiration toute de poésie.
Peu habitué au charlatanisme de cette mise en scène de la place publique, je regardais cet homme avec une confiante admiration et me préparais à ne pas perdre un mot de ce que j’allais entendre.
—Messieurs, s’écria-t-il d’une voix assurée et sonore:
—Ecoutez-moi:
—Je ne suis point ce que je parais être. Je dirai plus, je suis ce que je parais n’être pas. Oui,
Messieurs, oui, avouez-le, vous me prenez pour un de ces pauvres diables venant implorer quelque
gros sous de votre générosité. Eh bien! détrompez-vous; si vous me voyez aujourd’hui sur cette place, sachez que je n’y suis descendu que pour le soulagement de l’humanité souffrante, en général, pour votre bien en particulier, comme aussi pour votre agrément.
Ici, l’orateur, qu’à son accent on pouvait aisément reconnaître pour un des riverains de la Garonne, passa une seconde fois la main dans sa chevelure, releva la tête, humecta ses lèvres, et prenant un air de dignité majestueuse, il continua:
—Je vous apprendrai tout à l’heure qui je suis, et vous pourrez m’apprécier à ma juste valeur; en
attendant, permettez-moi de vous présenter, pour vous distraire, un faible échantillon de mon savoir faire.
L’artiste, après avoir régularisé le cercle de ses auditeurs, dressa devant lui une table à X, sur laquelle il déposa trois gobelets de fer blanc, si bien polis, qu’on les eût pris pour de l’argent; puis il se ceignit d’une gibecière en velours d’Utrecht rouge, dans laquelle il plongea ses mains pendant quelques instants, sans doute pour préparer les prestiges qu’il allait présenter; et la séance commença.
Dans une longue série de tours, les muscades, d’abord invisibles, parurent au bout des doigts de
l’escamoteur, passèrent successivement d’un gobelet sous un autre, à travers la table, même jusque dans la poche d’un spectateur, pour sortir ensuite, à la grande joie du public, du nez d’un jeune badaud. Celui-ci prit le fait au sérieux, et il se tua à se moucher pour s’assurer qu’il ne lui restait plus de ces petites boules dans le cerveau.
L’adresse avec laquelle ces tours furent faits, la bonhomie apparente de l’opérateur dans
l’exécution de ces ingénieux artifices, me produisirent la plus complète illusion.
C’était la première fois que j’assistais à un semblable spectacle: j’en fus émerveillé, stupéfait,
ébahi. Cet homme pouvant produire à son gré de telles merveilles, me semblait un être surhumain; ce fut donc avec un vif regret que je lui vis mettre de côté ses gobelets et plier sa gibecière. L’assemblée paraissait également charmée; l’artiste s’en aperçut et mit à profit ces excellentes dispositions en faisant signe qu’il avait encore quelque chose à dire. Posant alors ses deux mains sur la table, comme sur l’appui d’une tribune:
—Messieurs et Dames, dit-il avec une feinte modestie et dans le but de ménager certains effets
oratoires, Messieurs et Dames, j’ai été assez heureux pour vous voir prêter à mes tours d’adresse une bienveillante attention, je vous en remercie—l’escamoteur s’inclina jusqu’à terre;—et comme je tiens à vous prouver que vous n’avez point affaire à un ingrat, je veux essayer de vous rendre toute la satisfaction que vous m’avez fait éprouver.
—Daignez m’écouter un instant:
—Je vous ai promis de vous dire qui j’étais, je vais vous satisfaire—changement subit de
physionomie, sentiment de haute estime de soi-même:—vous voyez en moi le célèbre docteur
Carlosbach; la consonnance de mon nom vous indique assez que je suis Anglo-Francisco-
Germanique, pays où l’on vient au monde avec une couronne de laurier sur la tête.
—Faire mon éloge ne serait qu’être l’interprète de la renommée aux cent bouches d’or et d’azur;
je me contenterai de vous dire que j’ai un immense talent et que mon incommensurable réputation ne peut être égalée que par ma modestie. Couronné par les plus illustres sociétés savantes du monde entier, je m’incline devant leur jugement, qui proclame la supériorité de mes connaissances dans le grand art de guérir le genre humain.
Cet exorde, aussi bizarre qu’emphatique, fut débité avec une imperturbable assurance; cependant, je crus remarquer sur la figure du célèbre docteur quelques légères crispations des lèvres qui trahissaient comme une envie de rire contenue. Je ne m’y arrêtai pas, et, séduit par la faconde de l’orateur, je ne cessai de lui prêter une oreille attentive.
—Mais, Messieurs, ajouta-t-il, c’est assez vous entretenir de ma personne; il est temps que je
vous parle de mes oeuvres.
—Apprenez donc que je suis l’inventeur du baume Vermi-fugo-panacéti, dont l’efficacité
souveraine est incontestable.
—Oui, Messieurs, oui, le ver, cet ennemi de l’espèce humaine; le ver, ce destructeur de tout ce
qui porte existence; le ver, ce rongeur acharné des morts et des vivants, est enfin vaincu par ma
science; une goutte, un atôme de cette précieuse liqueur suffit pour chasser à tout jamais cet affreux parasite.
—Avez-vous des vers longs, des vers plats, des vers ronds? peu m’importe la forme, je vous en
délivrerai.
—Avez-vous encore le ver macaque, qui se place entre cuir et chair, le ver coquin, qui
s’engendre dans la tête de l’homme, le tenia, vulgairement appelé le ver solitaire, venez à moi, sans crainte, je vous les extirperai sans douleur.
—Et, Messieurs telle est la vertu de mon baume merveilleux, que non-seulement il délivre
l’homme de cette affreuse calamité pendant sa vie, mais que son corps n’a plus rien à craindre après sa mort; prendre mon baume, c’est s’embaumer par anticipation; l’homme alors devient immortel. Ah!
Messieurs, si vous connaissiez toutes les vertus de ma sublime découverte, mais, vous vous
précipiteriez sur moi pour me l’arracher, en me jetant des poignées d’or; ce ne serait plus une
distribution, ce serait un pillage, aussi je m’arrête…..»
L’orateur s’arrêta en effet un instant et essuya son front d’une main, tandis que de l’autre il
indiquait à la foule qu’il n’avait pas fini. Déjà un grand nombre d’auditeurs cherchaient à s’approcher du savant docteur; Carlosbach sembla ne pas s’en apercevoir et reprenant la pose dramatique qu’il avait un instant quittée, il continua ainsi:
—Mais, me direz-vous, quel peut être le prix d’un tel trésor? Serons-nous jamais assez riches
pour l’acquérir? Et! Messieurs, c’est ici le moment de vous faire connaître toute l’étendue de mon désintéressement.
Ce baume, pour la découverte duquel j’ai séché ma vie; ce baume, que des souverains ont acheté
au prix de leur couronne, ce baume enfin que l’on ne saurait payer….. Je vous le donne.
A ces mots inattendus, la foule, frémissante d’émotion, reste un instant interdite, puis, comme
s’ils eussent été sous l’impression du fluide électrique, tous les bras se lèvent suppliants et implorent la générosité du docteur.
Mais, ô surprise! ô déception! Carlosbach, ce docteur célèbre, Carlosbach, ce bienfaiteur de
l’humanité, quitte soudainement son rôle de charlatan et se prend d’un rire homérique.
Ainsi que dans un changement à vue, la scène est transformée, tous les bras levés retombent en
même temps; on se regarde, on s’interroge, on murmure, puis l’on s’apaise, et bientôt la contagion du rire gagnant de proche en proche, la foule éclate en choeur.
L’escamoteur s’arrête le premier et réclame le silence.
—Messieurs, dit-il alors d’un ton de parfaite convenance, ne m’en veuillez point de la petite
scène que je viens de jouer; j’ai voulu par cette comédie vous prémunir contre les charlatans qui
chaque jour vous trompent, ainsi que je viens de le faire moi-même. Je ne suis point docteur, mais tout simplement escamoteur, professeur de mystifications et auteur d’un recueil dans lequel vous
trouverez, outre le discours que je viens de vous débiter, la description d’un grand nombre de tours d’escamotage.
—Voulez-vous connaître l’art de vous amuser en société? Pour dix sous, vous pouvez vous
satisfaire.
L’escamoteur sort d’une boîte un énorme paquet de livres, fait le tour de l’assistance, et grâce à
l’intérêt que son talent a su inspirer, il ne tarde pas à débiter toute sa marchandise.
La séance était terminée: je rentrai à la maison la tête pleine de tout un monde de sensations
inconnues.
Comme on le pense bien, je m’étais procuré un des précieux volumes; je me hâtai d’en prendre
connaissance, mais le faux docteur y continuait son système de mystification et, malgré toute ma
bonne volonté, je ne pus parvenir à comprendre aucun des tours dont il semblait donner l’explication.
J’eus, du reste, pour me consoler, le plaisant discours que je viens de rapporter ici.
Je m’étais promis de mettre le livre de côté et de n’y plus songer, mais les merveilles qui y étaient annoncées venaient à chaque instant se retracer à mon esprit. O Carlorsbach, disais-je dans ma modeste ambition, si j’avais ton talent, comme je me trouverais heureux! Et, plein de cette idée, je me décidai à aller prendre des leçons du savant professeur. Malheureusement cette détermination fut trop tardivement prise; lorsque je me présentai, j’appris que l’escamoteur mettant à profit les ressources de sa profession, avait, dès la veille, quitté son auberge, oubliant de payer les dépenses
princières qu’il y avait faites.
L’aubergiste me donna des détails sur cette fugue, dernière mystification du professeur.
Carslorsbach était arrivé chez lui avec deux malles d’inégale grandeur et lourdement chargées; sur la plus grande étaient écrits ces mots: Instruments de Physique, sur l’autre Vestiaire. Or, l’escamoteur, qui, disait-il, avait reçu de nombreuses invitations des châteaux voisins pour y donner des séances, était parti la veille, afin de satisfaire à l’un de ces engagements. On ne l’avait vu emporter avec lui qu’une de ses malles, celle aux instruments, et l’on avait supposé que l’autre restait dans la chambre et servait tout naturellement à garantir ses frais d’auberge, qu’il devait payer à son retour.
Le lendemain, l’aubergiste ne voyant pas revenir son voyageur, pensa qu’il était prudent de
mettre ses effets en lieu de sûreté. Il entre donc dans la chambre de l’escamoteur; mais les deux
malles avaient disparu et à leur place était un énorme sac rempli de sable sur lequel on voyait en gros caractères:

SAC AUX MYSTIFICATIONS.
Le coup de l’étrier.

Voici ce que conjecturait le malheureux aubergiste: La grande malle, lors de son arrivée, devait
être remplie par le sable; l’escamoteur, en quittant l’auberge, avait remplacé celui-ci par la boîte au
vestiaire, et muni de ces deux malles, n’en faisant plus qu’une, il était parti pour ne plus revenir.
Je continuai pendant quelque temps encore à jouir de la vie contemplative que je m’étais créée;
mais à force de flâneries et de promenades, la satiété ne tarda pas à venir et je me trouvai tout
surpris, un jour, de me sentir fatigué de cette existence désoeuvrée.
Mon père, en homme qui connaît le coeur humain, attendait ce moment pour me parler raison; il
me prit à part, un matin, et, sans autre préambule, me dit avec bonté:
—Voyons, mon ami, te voilà sorti du collége avec une instruction solide: je t’ai laissé jouir
largement d’une liberté après laquelle tu semblais aspirer. Mais tu dois comprendre que cela ne suffit
pas pour vivre; il faut maintenant quitter l’habit d’écolier et entrer résolument dans le monde, où tu
appliqueras tes connaissances à l’état que tu auras embrassé. Cet état, il est temps de le choisir; tu as
sans doute un goût, une vocation, c’est à toi de me la faire connaître; parle donc et tu me trouveras
disposé à te seconder dans la carrière que tu auras choisie.
Bien que mon père eût souvent manifesté la crainte de me voir suivre sa profession, je pensai,
d’après ces paroles, qu’il avait changé d’avis, et je m’écriai avec transport; «Sans doute, j’ai une
vocation, et celle-là tu ne peux la méconnaître, car elle date de loin; tu le sais, je n’ai jamais eu
d’autre désir que celui d’être….»
Mon père devina ma pensée et ne me laissa pas achever:
—Je vois, reprit-il, que tu ne m’as pas compris, je vais m’expliquer plus clairement. Sache donc
que mon désir est de te voir choisir une profession plus lucrative que la mienne. Réfléchis qu’il serait
peu raisonnable d’enterrer dans ma boutique dix années d’études, pour lesquelles j’ai fait de si
grands sacrifices: songe d’ailleurs au peu de fortune que m’a procuré mon état, puisque trente années
d’un travail assidu ne m’ont donné pour mes vieux jours qu’une bien modeste aisance. Crois-moi,
change de résolution et renonce à ta manie de faire de la limaille.
Mon père ne faisait en cela que suivre les idées de la plupart des parents qui ne voient que les
désagréments attachés à leur profession. A ce préjugé se joignait, il faut le dire aussi, la louable
ambition du chef de famille qui désire élever son fils au-dessus de lui.
Me prononcer pour un autre état que celui de mécanicien, était pour moi chose impossible; car ne
connaissant les autres professions que de nom, j’étais incapable de les apprécier, et conséquemment
d’en choisir une; je restai muet.
En vain, mon père, pour solliciter une réponse, essaya de fixer mon choix en faisant valoir les
avantages que je trouverais à être pharmacien, avoué ou notaire, etc. Je ne pus que lui répéter que je
m’en rapportais sur ce point à sa sagesse et à son expérience. Cette abnégation de mes volontés, cette
soumission sans réserve parut le toucher; je m’en aperçus, et voulant tenter un dernier effort sur sa
détermination, je lui dis avec effusion:
—Avant de prendre un parti dont dépend mon avenir, permets-moi, cher père, de te faire une
observation. Es-tu bien sûr que ce soit ton état qui manque de ressources, et non la ville où tu l’as
exercé? Je t’en supplie, laisse-moi faire, et lorsque, par tes conseils, je serai parvenu à avoir du
talent, j’irai à Paris, centre des affaires et de l’industrie, et j’y ferai ma fortune; j’en ai, non pas le
pressentiment, mais la conviction.
Craignant sans doute de faiblir, mon père voulut couper court à cet entretien en évitant de
répondre à mon objection.
—Puisque tu t’en rapportes à moi, me dit-il, je te conseille de suivre le notariat; avec ton
intelligence, du travail et de la conduite, je ne doute pas que tu n’y fasses promptement ton chemin.
Deux jours après, j’étais installé dans une des meilleures études de Blois, et grâce à ma belle
écriture, on me donna l’emploi d’expéditionnaire, lequel consiste, on le sait, à écrire du matin au soir
des expéditions et des grosses sans trop savoir ce que l’on fait.
Je laisse à penser si ce travail d’automate pouvait longtemps convenir à la nature de mon esprit:
des plumes, de l’encre, rien n’était moins propre à l’exécution des idées inventives qui ne cessaient
de me poursuivre. Heureusement, à cette époque, les plumes d’acier n’étaient pas encore inventées;
j’avais donc pour me distraire la ressource de tailler mes plumes, et, je l’avoue, j’en usais largement.
Ce seul détail suffira pour donner une idée du spleen qui pesait sur moi comme un manteau de
plomb; j’en serais tombé malade infailliblement, si je n’eusse trouvé le moyen de me procurer, en
dehors de l’étude, une occupation plus attrayante et surtout plus conforme à mes goûts.
Parmi les curiosités mécaniques que l’on confiait à mon père pour être réparées, j’avais pu voir
une tabatière sur le dessus de laquelle était une petite scène automatique qui m’avait vivement
intéressé. Le dessus de la boîte représentait un paysage. En pressant une détente, un lièvre paraissait
sur le premier plan, et se dirigeait vers une touffe d’herbe, qu’il se mettait en devoir de brouter; peu
après on voyait déboucher d’un bois un chasseur, cheminant en compagnie de son chien.
Le Nemrod en miniature s’arrêtait à la vue du gibier, épaulait son fusil et mettait en joue; un petit
bruit simulant l’explosion de l’arme se faisait entendre, et tout aussitôt le lièvre blessé, il faut le
croire, s’enfuyait, poursuivi par le chien, et disparaissait dans un fourré.
Cette jolie mécanique excitait au plus haut point mon envie, mais je ne pouvais que la convoiter,
car son propriétaire, outre l’importance qu’il y attachait, n’avait aucune raison pour consentir à s’en
défaire, et d’ailleurs mes ressources pécuniaires ne pouvaient prétendre à une telle acquisition.
Puisque je ne pouvais posséder cette pièce, je voulus au moins en conserver le souvenir, et j’en
fis un dessin exact à l’insu de mon père. Ce plan terminé, ma tête se monta à la vue de son ingénieuse
disposition, et j’en vins à me demander s’il ne me serait pas possible de le mettre à exécution.
Ma réponse fut affirmative.
Pendant six mois, j’eus la persévérance de me lever avec le jour, et, descendant furtivement à
l’atelier de mon père, qui, lui, n’était pas matinal, je travaillais jusqu’à l’heure à laquelle il avait
l’habitude d’y venir. Ce moment arrivé, je remettais les outils dans l’ordre où je les avais trouvés, je
serrais soigneusement mon ouvrage et je me rendais à l’étude.
La joie que j’éprouvai en voyant fonctionner ma mécanique ne peut être égalée que par le plaisir
que je ressentis en la présentant à mon père, comme protestation indirecte et respectueuse contre la
détermination qu’il avait prise à l’égard de ma profession. J’eus de la peine à le convaincre que je
n’avais point été aidé dans ce travail; quand enfin il n’en douta plus, il ne put s’empêcher de m’en
faire compliment.
—C’est bien fâcheux, me dit-il d’un air pensif, qu’on ne puisse tirer parti de semblables
dispositions; mais, mon ami, ajouta-t-il, comme pour chasser une idée qui l’importunait, crois-moi,
méfie-toi de ton adresse; elle pourrait nuire à ton avancement.
Depuis plus d’un an je remplissais les fonctions de clerc amateur, c’est-à-dire de clerc sans
rétribution, quand l’offre me fut faite par un notaire de campagne d’entrer chez lui en qualité de
second clerc, avec de modiques appointements.
J’acceptai avec empressement cet avancement inattendu; mais une fois installé dans mes
nouvelles fonctions, je ne fus pas longtemps à m’apercevoir que mon officier ministériel m’avait
donné de l’eau bénite de cour dans l’énonciation de mon emploi. La place que je remplissais chez
lui était tout simplement celle de petit clerc, c’est-à-dire que je faisais les courses de l’étude, le
premier et unique clerc suffisant à lui seul pour le reste de la besogne.
Il est vrai que je gagnais quelque argent; c’était le premier que mon travail me procurait: cette
considération rendit la pilule moins amère à mon amour-propre. D’ailleurs monsieur Roger (ainsi se
nommait mon nouveau patron) était bien le meilleur des hommes; son abord, plein de bienveillance et
de bonté, m’avait séduit dès le premier jour, et je puis ajouter que je n’eus qu’à me louer de ses
procédés envers moi, tout le temps que je passai dans son étude.
Cet homme, la probité même, avait la confiance du duc d’Avaray, dont il régissait le château, et,
plein de zèle pour les affaires de son noble client, il s’en occupait beaucoup plus que de celles de
son étude. A Avaray, du reste, les affaires de notariat étaient peu nombreuses, et nous venions
facilement à bout de la besogne qu’elles nous procuraient; pour mon compte j’avais bien des loisirs
que je ne savais comment occuper; mon patron me vint en aide, en mettant sa bibliothèque à ma
disposition. J’eus la bonne fortune d’y trouver le Traité de botanique de Linné, et j’acquis les
premières notions de cette science.
L’étude de la botanique exigeait du temps, et je n’avais à lui consacrer que les moments qui
précédaient l’ouverture du cabinet; or, sans savoir pourquoi, j’étais devenu un dormeur infatigable.
Impossible de me réveiller avant huit heures. Je résolus de triompher de cette somnolence opiniâtre
et j’inventai un réveil-matin dont l’originalité me semble mériter une mention toute particulière.
La chambre que j’occupais dépendait du château d’Avaray, et était située au-dessus d’une voûte
fermée par une lourde grille. Ayant remarqué que, chaque matin, au petit jour, le portier Thomas
venait ouvrir cette grille, qui donnait passage dans les jardins, l’idée me vint de profiter de cette
circonstance pour me faire un réveil-matin.
Voici quelles étaient mes dispositions mécaniques: chaque soir, en me couchant, j’attachais à
l’une de mes jambes l’extrémité d’une corde dont l’autre bout, passant par ma fenêtre entr’ouverte,
allait se fixer à la partie supérieure de la porte grillée.
On comprendra facilement le jeu de cet appareil: le portier, en poussant la grille, m’entraînait
sans s’en douter au beau milieu de la chambre. Ainsi violemment tiré de mon sommeil, je cherchais à
m’accrocher à mes couvertures; mais, plus je résistais, plus l’impitoyable Thomas poussait de son
côté, et je finissais par me réveiller en l’entendant, chaque fois, maugréer contre les gonds de la
porte, auxquels il promettait de l’huile pour le lendemain. Je me dégageais alors la jambe, et, mon
Linné à la main, j’allais demander à la nature ses admirables secrets, dont l’étude m’a fait passer de
si doux instants.
Autant pour plaire à mon père que pour remplir scrupuleusement les devoirs de mon emploi, je
m’étais promis de ne plus m’occuper de la mécanique, dont je redoutais l’irrésistible attrait, et je
m’étais religieusement tenu parole. Il y avait donc tout lieu de croire qu’adoptant le notariat, je
prendrais enfin mes grades dans la basoche et deviendrais un jour moi-même maître Robert, notaire
dans telle ou telle localité. Mais la Providence, dans ses décrets, m’avait tracé une toute autre route,
et mes inébranlables résolutions vinrent échouer devant une tentation trop forte pour mon courage.
Dans l’étude, il y avait, chose assez bizarre, une magnifique volière remplie d’une multitude de
canaris dont le chant et le plumage avaient pour destination de tromper l’impatience du client, quand
par hasard il était forcé d’attendre.
Cette volière étant considérée comme meuble de l’étude, j’étais, en ma qualité de petit clerc,
chargé de la tenir en bon état de propreté et de veiller à l’alimentation de ses habitants.
Ce fut, sans contredit, parmi les travaux qui me furent confiés, celui dont je m’acquittai avec le
plus de zèle; j’apportai même tant de soins au bien-être et à l’amusement de mes pensionnaires, qu’ils
absorbèrent bientôt presque tout mon temps.
Je commençai par organiser dans cette immense cage des mécaniques que j’avais inventées au
collége dans de semblables circonstances; insensiblement, j’en en ajoutai de nouvelles, et je finis par
faire de la volière un objet d’art et de curiosité, auquel nos visiteurs trouvaient un véritable attrait.
Ici, c’était un bâton près duquel le sucre et l’échaudé étalaient leurs séductions; l’imprudent
canari qui se laissait prendre à cette traîtreuse amorce avait à peine posé la patte sur le bâton fatal,
qu’une petite cage circulaire l’enveloppait vivement et le retenait prisonnier jusqu’à ce que, conduit
par le hasard ou par sa fantaisie, un autre oiseau, en se perchant sur un bâton voisin, fît partir une
détente qui délivrait le captif. Là, c’étaient des bains et des douches forcés; plus loin, une petite
mangeoire était disposée de telle sorte que plus l’oiseau semblait s’en approcher, plus il s’en
éloignait en réalité. Enfin, il fallait que chaque pensionnaire gagnât sa nourriture en la faisant venir à
lui à l’aide de petits chariots qu’il tirait avec le bec.
Le plaisir que je trouvais à exécuter ces petits travaux me fit bientôt oublier que j’étais à l’étude
pour toute autre chose que pour les menus plaisirs des canaris. Le premier clerc m’en fit
l’observation en y ajoutant de justes remontrances; mais j’avais toujours quelque prétexte pour me
déranger, découvrant sans cesse des additions à faire au gymnase de mes volatiles.
Enfin, les choses en vinrent au point que l’autorité supérieure, c’est-à-dire le patron en personne,
dut intervenir.
—Robert, me dit-il d’un ton sérieux qu’il prenait rarement avec ses clercs, lorsque vous êtes
entré chez moi, c’était, vous le savez, pour vous occuper exclusivement des travaux de mon étude, et
non pour satisfaire vos goûts et vos fantaisies; des avertissements vous ont été donnés pour vous
rappeler à vos devoirs, et vous n’en avez tenu aucun compte; je viens donc vous dire aujourd’hui
qu’il faut prendre une détermination bien arrêtée de cesser vos travaux de mécanique, ou je me verrai
dans la nécessité de vous renvoyer à votre père.
Ce bon monsieur Roger s’arrêta, comme pour reprendre haleine, après les reproches qu’il venait
de me faire, j’en suis certain, bien à contre-coeur. Après un instant de silence, reprenant avec moi son
ton paternel, il ajouta:
—Et tenez, mon ami, voulez-vous que je vous donne un conseil? Je vous ai étudié, et j’ai la
conviction que vous ne ferez jamais qu’un clerc très médiocre, et par suite un notaire plus médiocre
encore, tandis que vous pouvez devenir un bon mécanicien. Il serait donc très sage d’abandonner une
carrière dans laquelle il y a pour vous si peu d’espoir de réussite, et de suivre celle pour laquelle
vous montrez de si heureuses dispositions.
Le ton d’intérêt avec lequel M. Roger venait de me parler m’engagea à lui ouvrir mon coeur; je
lui fis part de la détermination qu’avait prise mon père de m’éloigner de son état, et je lui dépeignis
tout le chagrin que j’en avais ressenti.
—Votre père a cru bien faire, me répondit-il, en vous donnant une profession plus lucrative que
la sienne; il pensait sans doute n’avoir à vaincre en vous qu’une simple fantaisie de jeunesse; moi je
suis persuadé que c’est une vocation irrésistible, contre laquelle il ne faut pas essayer de lutter plus
longtemps. Laissez-moi faire, je verrai vos parents dès demain, et je ne doute pas que je ne les amène
à partager mon avis et à changer leurs projets relativement à votre avenir.
Depuis que j’avais quitté la maison paternelle, mon père avait vendu son établissement et vivait retiré dans une petite propriété près de Blois. Mon patron alla le trouver, comme il me l’avait promis. Une longue conversation s’en suivit, et, après de nombreuses objections de part et d’autre,
l’éloquence du notaire vainquit les scrupules de mon père, qui se rendit enfin:
—Allons, dit-il, puisqu’il le veut absolument, qu’il prenne mon état. Et comme je ne puis plus le
lui enseigner moi-même, mon neveu, qui est mon élève, fera pour mon fils ce que j’ai fait pour luimême.
Cette nouvelle me combla de joie; il me sembla que j’allais entrer dans une nouvelle vie et je
trouvai bien longs les quinze jours qu’en raison de divers arrangements, il me fallut encore passer à Avaray.
Enfin je partis pour Blois, et dès le lendemain de mon arrivée je me trouvais installé devant un
étau, la lime à la main et recevant de mon parent ma première leçon de mécanique.